• Armée

    Nous partons au combat, nous, chevaliers des temps modernes. Militaires de carrière, nous marchons dans les broussailles, Famas à la main, prêts à tirer sur les ennemis. Nous sommes dans une vraie jungle, nos adversaires sont aussi bien hommes qu’animaux. Le Capitaine se retourne, me dévisage, me sourit légèrement. J’ai à peine vingt-trois ans et on m’a envoyé dans cette patrie pour servir mon pays. Finalement, je n’ai pas beaucoup appris de l’armée de terre. Tout ce que je sais, en ce moment même, c’est que nous risquons tous notre vie. Le Capitaine est le seul homme de notre troupe à partager un passé commun avec moi ; c’est mon frère aîné. Toujours un exemple pour moi, je l’ai suivi sur les traces de la légion dès mon obtention du diplôme de l’université où j’étais. Dans ma tête, je n’avais vu que treillis et armes jusqu’au jour où je suis entré dans l’armée. De bons souvenirs.

    La tension est palpable. Tous les hommes sont en sueur, y compris moi. La seule femme parmi nous reste étrangement calme et assurée. Parfois, je lui jette quelques coups d’œil, impressionné par son tempérament de feu. Bien que nous sachons où nous allons, nous n’arrivons pas encore à calculer ce qui nous attend. Des frissons me parcourent le dos dès qu’une goutte de sueur passe, mes mains sont moites, mes rétines me brûlent tellement j’angoisse sur ce terrain qui nous entoure et nous est étranger.

    Le Capitaine s’arrête alors, fait un signe de la main, m’ordonne de rester sur place avec deux autres compagnons pour garder les arrières. J’ai toujours admiré le commandement de mon frère. Si on réussit cette mission, il montera certainement en grade. Le Colonel l’apprécie beaucoup, à ce que j’ai remarqué à la caserne.

    Trois au même endroit, nous avançons à reculons en gardant le Famas bien en main. Ca transpire l’embuscade… Serait-ce une impression ? Une simple rêverie de ma part ? Qu’est-ce que j’aimerai être en France, chez moi, dans mon lit. Ma femme me manque, mon fils aussi. J’ai été si fier d’entrer dans la légion et maintenant, j’ai peur. Je suis effrayé à l’idée que la mort pourrait me prendre dans la seconde qui suit. Est-ce que mes compagnons ressentent la même chose ? Je ne sais pas. Je n’ai pas envie de voir leur visage.

    Concentré sur les sons alentours, je me crispe soudain en entendant des coups de feu. A côté de moi, de légers gémissements avant que les soldats de ma patrie ne tombent. Apeuré, je me lance directement derrière un arbre et colle mon dos au tronc. Le Famas plaqué contre le torse, je respire lourdement. Quelle galère ! Qu’est-ce que je suis censé faire ? Me jeter dans la gueule du loup et attaquer ? M’enfuir comme un lièvre ? Si je partais maintenant, mon frère m’en voudrait… Je prends une profonde inspiration et décide de montrer le bout de mon nez. Une silhouette, là-bas, entre les arbres. Je tire directement et le corps s’effondre. Je me mets à courir vers cet endroit pour voir si j’ai bien touché ma cible et me fige sur place.

    Un enfant.

    J’ai tué un enfant.

    Un enfant armé.

    J’imagine mon fils à sa place et sens les larmes monter. Comment peut-on utiliser des gamins pour faire la guerre ? C’est ignoble ! Cruel ! Je laisse tomber mon Famas sur le sol et me met à genoux. Je n’ai jamais cru en Dieu et, pourtant, je joins les mains devant moi et me met à prier pour ce gosse à peine plus âgé que le mien. J’étais un simple adolescent quand j’ai eu mon enfant. Maintenant père, c’est dur de pouvoir imaginer un fils si jeune partir au combat. Une main se pose sur mon épaule. Mon Capitaine est là, accroupit à côté de moi, et semble désolé.

     

    « La vie est cruelle en ce monde, nous n’y pouvons rien. Aucune pitié n’est tolérée quand on doit gagner. »

     

    Ces mots font mal et me tranche le cœur ainsi que l’estomac. J’ai envie de vomir ma culpabilité. Je n’ai plus envie d’être militaire, plus envie de rester dans ce pays. Tout le poids de la solitude me tombe sur les épaules, mon crâne me fait mal, mes mains tremblent. Pourtant, le Capitaine se redresse et me tend mon Famas. Je veux rentrer chez moi… Je me relève et reprend l’arme, comme un con. Je suis le Capitaine à travers les hautes herbes et m’arrête pour contempler l’étendu des dégâts : un village tout entier, brûlé et assiégé par les hommes de la légion, chacun aide d’autres à porter les corps des paysans morts. Des armes sont éparpillées sur le sol, et des gamins sont pétrifiés dans leur propre sang. Cette horreur me donne la gerbe et je vomis le casse-croûte du matin. Alors c’est ça, la guerre ? On s’en prend à de simples paysans qui essaient de se défendre avec des armes données par leur propre armée ?

    Je ne suis pas fier d’être un soldat. Je suis encore moins fier d’être un français. Si c’est ça, protéger notre pays, alors je préfère mourir que de tuer. Mon nez coule, je passe mon avant-bras sous mes narines. Mes doigts se crispent, je lâche mon arme et serre les poings tout en redressant la tête vers le ciel.

    Et je me mets à crier.

    A crier pour m’arracher les amygdales, pour montrer à ma légion que le carnage n’arrange rien, pour leur montrer que je suis contre tout ça. J’ai eu peur pour ma vie, maintenant j’ai peur pour celle des habitants de ce pays. Je deviens dingue. Mon Capitaine essaie de me rassurer avec des paroles incohérentes et je cris de plus belle, m’acharnant à tourner en ronds jusqu’à perdre l’équilibre. Et une fois vidé de mon soûl, on me porte dans la Jeep pour me ramener au campement.

     

    Aujourd’hui, je suis enfermé. On me détient entre quatre murs blancs, dans un centre psychiatrique qui a pour but de me réintroduire dans le monde normal. Je ne parle plus, je ne regarde plus les gens en face. En fait, depuis deux ans, je mange, je bois, je dors et je vais aux chiottes. On m’a emmené ici parce qu’on me croyait fou, aliéné. Dès qu’on me dit que mon frère me rend visite, je hurle sans prononcer de paroles pour qu’ils sachent tous que je ne veux pas le voir. Je ne veux plus voir personne.

    Elle est belle, la France. On nous envoie batailler contre des paysans amaigris et quand on se rend compte du massacre, on nous prend pour des déséquilibrés mentaux. Je hais mon pays. Et je sens que je ne suis pas le seul à le haïr, dans ce monde. Quelque chose me dit que les guerres ne finiront que lorsqu’il n’y aura plus personne pour en créer. Alors je reste là, lisant les nouvelles quand on m’apporte le journal hebdomadaire. Je ne sais pas ce que sont devenus ma femme et mon fils et, pour le coup, je m’en fous. Loin d’eux, je suis sûr de ne pas leur faire de mal. Après avoir vu l’horreur, j’ai peur d’être réellement devenu fou.

    Et je suis fier d’être fou.


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