• Récits

  • Il la fixe, joue avec elle, cette balle calibre .7,42mm entre ses doigts légèrement tremblants. Ses pensées ne sont tournées que vers cette fille, celle qu'il aime et déteste à la fois. S'il devait être honnête, il rêverait de voir cette balle traverser le crâne de celle qui l'a tant fait souffrir. Ôh, oui ! Quelle jouissance, quelle vengeance cela serait pour son cœur épuisé et meurtri.
    Mais il ne peut s'y résoudre. L'autre moitié de son être lui implore de ne pas faire de mal à cette fille. Car cette fille a déjà trop vécu. Alors il est là, dans le silence de son appartement, les lumières éteintes et le bruit lointain des voitures en fond sonore, à faire glisser la balle entre ses doigts autrefois si habiles. Sa propre souffrance consume tout le reste.
    Il sait que son temps est compté. Dès l'instant où il s'est procuré le revolver Nagant 1895 mis en enchères en ligne, son sort s'était scellé. Son corps savait ce qu'il allait faire avant même que son cerveau ne lui en donne l'idée.
    L'arme, négligemment posée sur la table, attend. Le barillet vide réclame sa balle. La Mort guette son moment.
    Las, le visage impassible, il prend le revolver et le charge. Avec désinvolture, il fait tourner le barillet. Puis pose le canon contre sa tempe.
    Une chance sur six de débarrasser le monde de sa personne. Une chance sur six de mourir ou, au contraire, de vivre avec d'affreuses séquelles. Est-ce que cette fille mérite tant d'importance ? Oui. Elle est tout. Et elle n'est rien. Son parfum lui manque mais, dès qu'il le hume, il a des hauts le cœur. La torture sera-t-elle terminée incessamment ?
    C'est parti pour une Roulette Russe.

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  • Ça y est, je les vois. Ils sont là. Leurs souffles s'envolent dans la brise et leurs dorsales noires fendent les flots. Ils sont une dizaine, regroupés autour d'un aileron plus grand et imposant, celui d'un mâle, suivi de près par la grande matriarche de cette famille. Des jeunes collent leur mère tout en essayant de lever assez haut la tête par curiosité.
    La peau caoutchouteuse noire et blanche se marie avec le sombre bleu de l'océan.
    Je suis fatigué, j'ai mal partout. J'ai nagé, encore et encore. Je voulais quitter la terre, braver l'inconnu. Je ne vois pas le fond, la lumière du jour a du mal à traverser la surface. J'ai déjà avalé l'équivalent d'un baril d'eau salée, je sais que je ne reviendrais pas en arrière. De toute façon, je n'en ai pas envie. J'ai juste envie de pleurer.
    Alors je fais du surplace, je les regarde, si proche et si loin à la fois. J'entame une musique directement dans ma gorge, je sais que les sons voyagent plus vite sous l'eau. Et alors, je les entends.
    Les sifflements. Les évents qui rejettent l'air et reprennent de l'oxygène. Ils sont comme moi, ils ont besoin de la surface pour respirer. Ma gorge se serre mais je continue une mélodie, la mélancolie me fait trembler. Je ne tarderai pas à couler, la torpeur commence déjà à fourmiller dans mes bras. Les larmes coulent le long de mes joues, se mêlent à l'océan où personne ne me retrouvera. Je ne veux pas qu'on me retrouve. Je ne veux plus être.
    Une matière chaude et lisse frôle ma jambe, j'avale une énième tasse et arrête mes bruits de gorge. Je me laisse aller sous l'eau pour apercevoir, complètement flou, le corps majestueux d'une orque femelle qui s'éloigne puis fait demi-tour. J'aimerai retourner à la surface une dernière fois mais je n'en ai plus la force.
    Des bulles quittent mon nez, puis mes lèvres. Je pousse un dernier son de gorge, je vois la famille d'orques qui s'approche avec méfiance. J'esquisse un dernier sourire et sombre dans l'inconscience.
    Je me réveille brutalement dans mon lit, les vêtements trempés par la sueur. Mes cervicales hurlent, mon thorax est en flamme. Je n'arrive plus à respirer, je tremble. Je n'arrive à rien faire d'autre que de me rouler en boule en chialant comme un gosse.
    Je suis encore vivant.

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  • La peur. Celle qui noue la gorge, se faufile dans l'organisme et déploie son poison jusqu'au ventre qui en devient douloureux. Les intestins semblent s'agiter de leur propre chef, tel des serpents dans le même nid. Littéralement, ils remontent dans le système digestif et donnent l'impression, arrivés dans la bouche, de sortir de soi pour s'enrouler autour du cou et serrer comme une corde.
    Le garçon de dix ans la ressent. Il est recroquevillé dans un coin de sa chambre, le coin le plus éloigné de la porte. Non pas qu'il craint l'apparition de ses bourreaux mais il tient à ce que ses parents ignorent ses soucis. Ils s'engueulent déjà assez, il ne souhaite pas rajouter une raison à leur tumulte.
    Demain, tout recommencera. Comme chaque jour de la semaine. Une roue infernale et répétitive. L'instituteur l'a chargé, lui, d'accueillir la nouvelle élève qui intégrera l'école, ce qui augmente sa peur déjà bien trop destructrice. Tout le monde se moque de lui depuis si longtemps. Son seul tort : avoir les cheveux roux et des tâches de rousseur sur le nez. La haine qu'on lui octroie use son corps. Ses membres sont constamment raides, son ventre gonflé d'angoisse. Il s'efface pourtant le plus possible pour qu'on ne fasse pas attention à lui, mais ça ne suffit pas auprès des autres garçons de son âge. Il est terrifié tout le temps. Pourquoi l'instituteur l'a désigné lui alors que le brun Guy s'est proposé ?
    Là, le dos déjà ruiné contre les murs froids tapissés de vieux dessins d'Arlequin, ses dents claquent tandis qu'il garde obstinément les lèvres closes. Sous ses manches longues, son bras droit porte la dernière blessure en date ; une vilaine brûlure faite par une allumette. On lui a fait ça en « espérant supprimer les tâches de rousseur ». Il gémit et resserre ses bras autour de ses jambes en essayant d'imaginer un monde plus beau, tout bleu, cotonneux, lui seul entouré de milliers d'oiseaux blancs.
    Ses yeux sont cernés. Il passe son temps à les frotter. La nuit a été longue et son corps raide le lance à chaque pas qu'il fait. Il ne dévoile pourtant rien de sa souffrance, ni de sa peur viscérale guettant le meilleur moment pour lui faire vomir le maigre morceau de pain du matin. Il marche, tête baissée, casquette bien vissée pour cacher ses cheveux. Dans quelques instants, il devra la retirer.
    Il a peur.
    L'instituteur l'attend à l'entrée de l'école. Derrière les verres de ses lunettes, son regard est bienveillant, bien qu'attristé. Le garçon ne sait pas pourquoi. A côté de l'homme, une fille qui tient un cartable entre ses bras, l'air perdu. La nouvelle porte une robe bleue avec un nœud papillon à la poitrine et dans le bas du dos. Ses longs cheveux détachés lui arrivent aux coudes et sont d'une couleur flamboyante, mélange étonnant entre le feu, la braise et les couchers de soleil. Le garçon écarquille les yeux. Elle le regarde et ses yeux verts s'illuminent. La peau pâle de son visage devient écarlate et fait ressortir les milliers de tâches de rousseur sur ses joues.
    Elle est comme lui.
    Il a peur.
    Mais la corde invisible autour de son cou se desserre un peu.

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