• David et Thomas

    Je m’adosse au mur, comme tous les matins, et croise les bras en attendant le début des cours. Des potes me rejoignent, ne s’offusquent pas de mon indifférence faciale.

    Ils ont l’habitude.

    Les autres élèves passent toujours devant moi en chuchotant. Toujours à juger simplement parce que j’ai l’air différent.

    Tous me jugent.

    Sauf Lui.

    Mes yeux se posent automatiquement sur ce gars souriant et sociable. Il porte ses cahiers entre ses bras. N’a-t-il donc pas de sac du tout chez lui ? Je le vois toujours trimballer ses affaires comme ça depuis la rentrée scolaire. Pas pratique.

    Il est entouré d’une belle bande d’hypocrites. L’un d’eux murmure en passant devant mes potes et moi.

    — Ah ?

    Lui. Il tourne la tête vers moi, me sourit, puis répond à son compagnon d’une voix forte :

    — Je trouve que ça lui va bien, moi.

    Ils continuent tous leur chemin. Je le suis du regard, toujours physiquement indifférent. Avait-il parlé de ma cicatrice ? C’était forcément ça. On ne voit que ça quand on a le malheur de me regarder : une longue balafre qui commence sous mon œil et termine dans mon cou.

    Dégoûtant. Affreux.

    Lui a trouvé que ça m’allait bien ?...

     

    Cette clope me dégoûte. Je la fixe d’un œil amer avant de finalement l’écraser sur le macadam. J’ai mal au cul à force d’être assis là, dans l’ombre, contre le gymnase où se déroule un match de basket. Je soupire en tapant l’arrière de mon crâne contre les briques.

    Je m’emmerde. Royalement.

    J’entends des pas qui viennent dans ma direction. Jette un coup d’œil au mégot écrasé par terre. Qu’importe si je me fais renvoyer. Je n’ai rien qui me rattache à cette vie, de toute façon.

    — Salut.

    Sa voix.

    J’en sursaute intérieurement. Lève les yeux vers Lui. Il sourit. Ses bras tiennent encore ses cahiers.

    Je ne dis rien. Je parle rarement.

    — David, c’est ça ?

    Il connaît mon nom. Aucun signe de ma part, il en déduit qu’il a raison. Oui, je m’appelle David.

    Il s’accroupit pas loin de moi, pose ses affaires par terre.

    — Tu te mets toujours à cet endroit quand tu veux être tranquille.

    Comment il sait ça ?

    — J’ai hésité un moment avant de me décider à te parler. J’espère que tu ne m’en veux pas de te déranger.

    D’habitude, c’est avec tes potes que tu parles autant. Pourquoi donc moi, maintenant ?

    — Je…

    Il a entendu mes pensées ? Il hésite à continuer. Je vois même qu’il rougit.

    — J’ai envie de te connaître. Tu… m’attires comme un aimant (petit rire forcé). Le temps que je m’en rende compte, je recherchais déjà ta présence partout.

    Mon sourcil se hausse sous la surprise. C’étaient mes yeux qui le cherchaient jusqu’à présent. Je n’étais donc pas le seul ?

    Je le fixe, toujours indifférent. Ouvre les lèvres pour la première fois de la journée. Ma voix est rocailleuse, ma gorge me gratte.

    — Tu parles toujours autant ?

    Quelle question. Il est comme ça avec tout le monde alors pourquoi pas avec moi, au final ?

    — Désolé. Je suis… Tu m’intimides vraiment et mes mots sortent tout seuls.

    L’intimider ?

    — C’est une blague ?

    Il parait surpris par ma question. Puis attristé.

    — Je voulais vraiment…

    Sa voix déraille. Pour la première fois depuis que mon regard le suit, je vois son sourire disparaître.

    J’entrevois de l’angoisse, de la tristesse, de la douleur.

    Mon cœur se serre.

    Nous restons silencieux un moment. Jusqu’à ce qu’il repose son regard sur moi… Des larmes.

    — Je ne sais pas comment l’expliquer mais… j’ai besoin de toi. Je suis effrayé, je ne comprends pas et…

    A nouveau, sa voix se casse. Je me penche en avant.

    Fait incroyable : j’avance une main vers lui. Je fixe mes doigts, intérieurement ravagé par la stupeur.

    Je ne suis pas tactile. Et j’évite autant que possible les contacts physiques.

    Il remarque ma main. Renifle. La prend entre les siennes. Je ne comprends pas. Un besoin de le protéger monte en moi. Son contact ne m’écoeure pas. Ses doigts froids me font frissonner.

    En fait, j’aime sentir sa peau.

    Il soupire d’aise. Moi, je ne vois plus que lui. Tout s’efface aux alentours.

    Je ressens une profonde souffrance émaner de lui.

    Ressent-il quelque chose émaner de moi ?

    Il a besoin de moi. Et cette évidence me saute au cou sans prévenir. Qu’a-t-il vécu –ou que vit-il- pour se raccrocher à un type comme moi ?

    Nos regards se croisent. Tout ça n’est pas une blague. Doucement, sans lâcher ma main, il se glisse à côté de moi pour s’asseoir. Son épaule effleure la mienne. Je le sens se mettre à trembler.

    Il fixe le sol et murmure :

    — Protège-moi.

    J’en ai bien l’intention. Je n’ai même pas le temps de réfléchir. Hoche juste la tête en silence. Il soupire, je sens ses muscles se relâcher un peu.

    — Je ne veux plus rentrer chez moi.

    Moi non plus. A la maison m’attend seulement ma mère, ivrogne et particulièrement conne.

    — Mon père me viole.

    Le choc. Je déconnecte un instant de la réalité. Mon cerveau créé des images sordides avec Lui en personnage principal.

    Mes doigts se resserrent sur sa main.

    Il comprend.

    Je ne le laisserai pas rentrer chez lui.

    — C’est quoi l’histoire de ta cicatrice ?

    On en est aux aveux de vies passées dans la douleur, l’incompréhension. L’impossible.

    — Mon père s’est suicidé en perdant son emploi. Ma mère m’a jugé coupable et envoyé sa première bouteille de Whisky à la figure.

    Il tourne la tête vers moi. Décroche l’une de ses mains de la mienne et approche ses doigts de mon visage. Des mèches de cheveux tentent désespérément de cacher cette immondice.

    Il effleure ma balafre du bout de l’index. Puis glisse mes cheveux derrière mon oreille.

    Son léger sourire m’emprisonne.

    — Elle te va vraiment bien.

    Dans un nouveau silence, nous partageons notre passé, nos douloureux souvenirs. Notre besoin de Liberté.

    Je colle mon épaule à la sienne.

    Nous fermons les yeux en même temps.

    Je sens mes lèvres s’étirer légèrement pour la première fois depuis des années.

    — Partons.

    Où que nous irons, nous serons désormais ensemble. Loin de nos sanglantes blessures.

    Si vous nous cherchez, le Ciel nous a emporté,

    David et Thomas.


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