• Eloignement

    Encore une journée pourrie qui commence. L’hiver approche, il fait froid, et je me sens horriblement fatigué. Pas moyen, en ce moment, de dormir correctement. D’une part parce que les parents n’arrêtent pas leurs petites affaires sexuelles, d’autre part parce que j’ai mon estomac qui bosse tout le temps. L’idée de me planter un couteau dans le ventre m’a traversé l’esprit, j’avoue. Peut-être que cela m’aurait permis d’aller mieux. J’ai une digestion de merde, une santé de merde, et aucun médecin n’a encore réussi à calmer ça.

    Bref. Je marche le long du trottoir, sac de cours sur une épaule, fixant le sol. J’aime pas porter mon regard sur les environs. Ca ne change jamais, par ici ; le boulanger ouvre son magasin, la coiffeuse arrive en retard pour son premier rendez-vous, le binoclard de facteur se dirige vers La Poste pour sa matinée de livraison. La routine. Et moi, je vais à l’arrêt de bus du coin. Comme d’hab’, il est en avance.

    J’entre dans le transport en commun et cherche une place vers les sièges du milieu du car. Au fond, j’aperçois Monsieur Macho de Première qui garde les cinq sièges du fond, assis au milieu. Je hais ce type. Je m’installe, ouvre mon sac et sort mon bouquin. A peine ai-je le temps de lire une ligne qu’un individu se place à côté de moi sans demander la permission. Je lève la tête, regarde l’intrus. C’est qui, lui ? Mec grand, blond aux yeux bleus, carrure athlétique et vêtements décontractés. Il ne daigne même pas poser un œil sur moi. Ouais, encore un qui veut se la péter jusqu’au bout. Je remets mon nez dans mon livre et le bus démarre enfin. En avant pour trois quart d’heure de route, comme chaque matin. Au bout d’un certain moment, j’arrête de lire et regarde par la vitre. Le temps se couvre, les nuages deviennent noirs. Je vais encore me taper une saucée monstre. Quelques gouttes de pluie tambourinent déjà contre la carlingue, j’observe l’eau s’abattre de plus en plus contre la vitre. Mon reflet me renvoie un visage anxieux. J’ai tendance à me sentir mal dans les transports. D’après ces enfoirés de médecins, je commence à avoir une santé fragile. Qu’est-ce que ça peut me faire ?

    Un autre visage se reflète. J’avais oublié que je n’étais pas seul. Le blond observe aussi l’extérieur, imperturbable. Sans m’en rendre compte, je l’ai scruté à travers la vitre pendant plusieurs secondes avant de me sentir totalement con et de baisser la tête sur mon bouquin. Ce type doit me prendre pour un barjot mais qu’importe. Je me concentre sur l’histoire que je suis en train de lire. Encore quelques pages avant la fin et tout se transforme en drame. Exaspérant le fait que toutes les histoires homosexuelles se finissent mal ! Je me redresse, prend une profonde inspiration et remarque alors que mon voisin a les yeux rivés sur le livre. Aussitôt, mouvement méfiant et irrationnel, je cache les pages avec mon bras. Il le remarque, nos regards se croisent. Il a franchement de beaux yeux, ce mec ! Autre chose me frappe : ses lèvres s’étirent en un léger sourire. Vraiment charmant, y a pas à dire. Je me décrispe lentement, sans cesser de le fixer. Bizarrement, il m’inspire confiance. Dur de se mettre ça dans le crâne alors que j’ai toujours été seul. A part Internet à la maison, les tchats en ligne, je n’ai aucune relation amicale. Et surtout pas dans le bled paumé où j’habite… Il m’adresse alors la parole d’une voix grave et avec un accent un peu américain :

    « Pardon de t’avoir dérangé dans ta lecture. »

    Ce type ne vient pas d’ici, ça ne fait aucun doute. Personne ne m’adresse la parole, à part pour m’insulter ; le snob, le rat de bibliothèque… Je n’ai franchement pas la réputation d’être un grand bavard. J’ose cependant ouvrir ma bouche, la voix légèrement rauque et timide, rougissant certainement des pommettes :

    « C’est pas grave. Je m’arrête là, de toute façon. »

    Je range mon bouquin. L’arrêt du bus n’est plus très loin. La gare, c’est là le terminus. Je regarde à nouveau par la vitre. Les gens courent dans tous les sens, certaines filles essayent de garder leur cartable sur la tête pour éviter de mouiller leurs cheveux. La pluie est devenue forte, une vraie tempête. Le vent s’affole, les arbres ne savent plus où donner de la tête. Le car s’arrête à son emplacement habituel, le Beau Gosse se lève et me laisse passer, ce qui fait inévitablement grogner les Emmerdeurs de Service du fond. Pris de court, gêné, je passe et sort rapidement. Par où aller ? La vue devient de plus en plus réduite. Un brouillard s’est abattu dans le coin. Tu parles d’une météo… Hier, à la télé’, ils disaient qu’on aurait du soleil toute la journée, mon œil ! Restant sur place pour essayer de retrouver mes repaires, les élèves me bousculent pour chercher un abri. Un parapluie ouvert et cassé passe devant mes jambes, emporté par le vent. Je sens alors une main attraper la mienne et je suis tiré vers l’avant. Je suis des yeux le bras qui me tient, remarque un blouson en cuir avec une tête de mort dans le dos, une carrure d’athlète et un jean délavé ; des cheveux blonds, trempés et coupés au bol. Sans me soucier d’où je vais, je me laisse entraîner. D’un coup, tout s’éclaire et je suis au sec, dans le hall de la gare. Plus d’une cinquantaine de personnes sont venues chercher refuge ici et cela me donne la nausée. Je ne supporte pas la proximité avec les gens. Je tremble de froid, je sens des gouttes d’eau rouler le long de mon dos. Le blond m’a lâché la main, a passé un bras autour de mes épaules. Je lève les yeux vers son visage. Il me sourit légèrement, sûr de lui, et se met à marcher vers le petit bar déjà bien remplit de visiteurs aussi trempé que moi. Je le suis, ne voulant absolument pas quitter son étreinte. Il sort son porte feuille de la poche arrière de son pantalon et tend un billet au serveur pour commander un chocolat chaud. Pourquoi je n’arrive pas à être anxieux en sa présence ? Ses yeux bleus se posent à nouveau sur moi, comme s’il me connaissait. De sa main libre, il prend la tasse de chocolat chaud et me la passe tranquillement, se penchant vers moi pour venir me parler à l’oreille, évitant le brouhaha incessant des autres :

    « Je t’ai trouvé, Epine de Sang. »

    Je n’en reviens pas. Ce type vient d’utiliser mon pseudo le plus courant sur le net ! Mes yeux s’écarquillent, mes lèvres s’entrouvrent et je n’ose dire un mot. Réflexe totalement bidon de ma part : je penche la tête sur le côté, tel un chat, interrogatif. Cela fait sourire un peu plus l’Ange Blond qui me fait alors face et retire son bras de mes épaules. Ses mains se posent sur les miennes alors que je tente de ne pas lâcher la tasse chaude.

    « Après trois ans de correspondance, je n’ai pu m’empêcher de venir te voir. »

    Trois ans de correspondance ? Ca s’éclaircit un peu. Je n’ai qu’une toute petite poignée de contacts qui date de plus d’une année. Cependant, je n’arrive pas à mettre un nom sur lui. Blond aux yeux bleus… Cette description ne me rappelle rien.

    Il m’attire hors du bistrot, revenant dans le hall bondé de monde pour essayer de trouver une place où s’asseoir. Là-bas, près des portes automatiques, un petit emplacement nous attend. On s’y installe, mouillant le sol sur notre passage, et, cul par terre, on s’adosse au mur. Tout se bouscule dans ma tête et je n’arrive toujours pas à trouver des réponses à mes questions. J’ose porter la tasse à mes lèvres, prenant une bonne gorgée de liquide chaud dans ma bouche. Ca fait un bien fou. Et le sucré était ce qu’il me fallait. Je sens une migraine s’installer dans mon crâne, quelque chose commence à m’enserrer les entrailles. Les paroles des médecins les plus formels me revinrent en mémoire « vous avez une santé de plus en plus fragile ». Ouais, on s’en moque. Le blond passe un bras autour de mes épaules, frictionnant mon bras de sa main pour essayer de me réchauffer. Voyant que je n’ai aucune réaction, il reprend la parole :

    « Je suis Riku-san, l’anglais francophone. »

    Ca me revient enfin. Mike, de son vrai prénom. Enfin, j’ose me détendre et laisse ma tête rouler vers son épaule. Je ferme les paupières, souriant légèrement, me collant le plus possible contre son corps svelte et chaud. Mike est là, venu d’Angleterre exprès pour moi.

     

    Me serais-je endormi ? Je me sens étrangement faible et léger. En tout cas, il fait bon. J’ouvre les yeux… Tout est blanc, c’est ce qui me permet de voir la présence de Mike grâce à son blouson noir. D’abord, la vue est un peu floue. Peu à peu, je m’habitue à la lumière. Ma vision me surprend. Je vois les choses du plafond, et non pas du lit où mon corps est allongé. Mike tient ma main entre les siennes et garde la tête baissée. Je lève mon bras, regarde ma main transparente pour me rendre compte que je ne sens pas sa chaleur. Mon corps est inerte, les machines électroniques ne fonctionnent plus. La porte de la chambre s’ouvre, un médecin entre. Et alors, je remarque deux choses : on me recouvre entièrement du drap blanc, et Mike est en train de pleurer.

    Je me mets à hurler comme un malade, entendant les échos de ma voix, me tournant et retournant sur moi-même en essayant de chasser ces images de ma tête. J’essaie de quitter le plafond pour approcher Mike mais impossible. C’est comme si j’étais enchaîné contre le mur.

    J’observe les va et vient des infirmières qui prient mon visiteur de partir, mes parents, dans l’entrée, qui n’osent passer le pas de la porte. Aujourd’hui, journée maussade. Je me suis réveillé deux fois : une fois dans mon lit, une fois contre le plafond de l’hôpital. La pluie s’est calmée mais tombe encore, le ciel se charge de blanc et annonce l’arrivée imminente de l’hiver. Normalement, j’aurai dû fêter ma vingtième année le 10 décembre. Le Destin en a choisi autrement. Je pleure ma propre mort, sans pouvoir toucher une dernière fois Riku-san, dont j’avais appris à aimer la chaleur.

    J’ai beau être triste, aucune douleur ne vient me lancer dans mon corps.

    Je flotte, je vole et je ne respire pas.

    Je suis mort.

    Et je n’arrive pas à quitter le monde des vivants.


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