• Il est là

    Je me souviens de notre rencontre ; son regard a rencontré le mien, séparés par la surface peu agitée de l'eau. Je me penchais par-dessus mon canoë pour mieux l'observer, et lui, en compagnie des siens, faisait des bulles avec son évent.

    Puis il a sorti une nageoire pectorale de l'eau, comme s'il voulait me dire bonjour. L'a agité, tout simplement. Quelque chose naissait entre nous. Un lien si fort que les larmes sont venues inondées mon visage.

    Sa tête a traversé la surface de l'eau et il a effleuré très délicatement mon embarcation de son museau en poussant un petit son aigüe. Son œil, braqué sur moi, semblait lire en moi.

    Il était magnifique, majestueux.

    Si pur, si délicat.

    Ses compagnons ont tourné inlassablement autour de moi, par curiosité. Lui, il est resté là, à me jauger fièrement, amicalement.

    Amoureusement.

    Lorsqu'il a replongé, j'ai eu peur.

    J'ai été terrorisé par l'étendue d'océan tout autour de moi. La côte était bien loin. Et la solitude a été pesante.

    Il est revenu. De l'autre côté du canoë. Le bec ouvert, les dents et la langue à découvert.

    Heureux.

    Libre.

    Il est là.

    J'étais persuadé qu'un être aussi intelligent ne pouvait pas souffrir de la peur. Sa cicatrice en forme de croix sur le front me prouvait presque qu'il était même très brave. Tout ce groupe, ensemble, semblait invincible. Lui plus que les autres.

    Lui, c'était certainement le pilier. Le chef. Le dominant.

    Ou était-ce ce qu'il voulait faire croire.

    J'ai avancé ma main vers lui. Je n'ai pas pu m'en empêcher. Il était si sûr de lui ! Et il n'a pas bougé. Le museau toujours ouvert, il m'a observé faire de son œil affectueux. Lorsque mes doigts ont rencontré la peau lisse de sa tête, je n'ai pu retenir mon sanglot d'émotion. Il a lui-même poussé un autre petit son.

    Nous nous sommes connectés. Dans le respect mutuel. Dans la curiosité.

    Nous étions un.

    Nous sommes un.

     

    Il est là.

    Entre les filets, pris au piège avec ses congénères. Les japonais leur tournent autour pour choisir qui deviendra esclave en captivité et qui devra mourir au nom de l'alimentation.

    Il est là.

    Hurlant de peur, se sentant humilié et trahi.

    Du haut de ma falaise, accompagné par d'autres spectateurs impuissants, je pleure. Mes mains tremblent en tenant aussi fermement que possible ma paire de jumelles.

    Je vois sa cicatrice en forme de croix à travers les verres.

    Il est là.

     

    Tous les globicéphales s'entortillent dans la baie de Taiji, attendant leur sort. Certains se sont déjà blessés contre les rochers. D'autres, les plus jeunes d'entre eux, se coincent dans les filets en criant à leur mère de les libérer.

    C'est comme si je les comprenais.

    Comme si je le comprenais, lui.

    Il est le seul à garder la tête constamment hors de l'eau, à observer les alentours. Entouré des siens qui l'éclaboussent sans autre forme de procès. Pleurant à l'unisson avec tous.

    Pleurant à l'unisson avec moi.

    Je ne peux rien faire.

    Nous ne pouvons rien faire...

    Je vois des japonais plonger dans la cohue. Ils attachent la queue des dauphins voués au couteau.

    Je vois mon Ami disparaître sous l'eau.Et un bateau s'éloigne en le tirant par la nageoire caudale.

    Mes jambes se dérobent, mes genoux touchent violemment le sol. Mon cœur s'arrête de battre un instant, mes bras tremblent.

    Je ne peux plus avaler ma salive.

    Je vomis mon déjeuner.

    Je chiale comme un gosse.

    A mes côtés, des filles s'effondrent en hurlant.

    Je suis à l'agonie.

    Quelque minute plus tard, je sens l'effroi m'envahir. Comme connecté avec mon Ami, mes yeux restent grands ouverts sur le vide. Mon esprit quitte mon corps un instant alors qu'autour de moi, les bénévoles se rejoignent en silence. A genoux, les mains retournées sur mes cuisses, la bouche béate, j'attends.

    D'un coup, le lien se casse.

    La noirceur engloutie la Vie.

    Je ne ressens plus rien.

    J'ai l'impression d'entendre un cri.

     

    Mes oreilles sifflent.

    Dans ma nuque, une douleur s'installe. Atroce, déchirante.

    Je hurle.

    La souffrance descend le long de mon dos.

    Je me secoue dans tous les sens.

    « Pourquoi ?! »

    « Pourquoi me tuez-vous ?! »

    « Qu'ai-je fait ?! »

    J'ai froid. Ma vision se trouble. Je ne ressens plus rien physiquement.

    Mentalement, je suis déchiré. Angoissé.

     

    Quand je reprends conscience, je suis toujours à genoux. Mes larmes ont séché avec la morve qui a coulé de mon nez. De ma bouche ouverte sort un dernier sanglot.

    Je cligne douloureusement des yeux.

    Il était là.

    Et maintenant, il n'y est plus.

     

    (PS : Je me suis imaginé dans la peau d'un membre de Sea Shepherd, avec les Gardiens de la Baie. Même si je rêve de m'y engager, je n'en suis pas membre. Je respecte leur travail et me demande par quelle force et quel courage ils sont animés pour pouvoir assister à ces massacres sans rien pouvoir faire. Je me sentirais si inutile... Grand respect à cette organisation, ainsi qu'à son fondateur Paul Watson.)


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