• Il n'était pas là

              Je suis né le 21 août 1992, en pleine canicule. L’été se montrait sans pitié, dit ma mère encore aujourd’hui. Elle m’a expliqué pas mal de choses concernant ma naissance. Mais jamais l’essentiel… J’ai ouvert les yeux le jour où une vingtaine de personnes ont trouvé la mort par déshydratation. Je pleurais, je hurlais comme un malade à la recherche de chaleur. Les médecins ne voulaient pas me lâcher. D’après ma mère, j’ai connu la mort durant quelques secondes avant de renaître une seconde fois. Jusqu’à aujourd’hui, je n’avais pas compris le sens de ces paroles.

    J’ai grandi avec mes parents dans la plus grande discrétion. On vivait dans une grande maison, juste à côté de la campagne. Je me souviens des criquets, de leur stupide bruit aigu qui me donnait toujours mal au crâne. On avait un jardin dont maman prenait toujours soin. Elle adorait les fleurs, et surtout ces rosiers qui grimpaient le long de la façade craquelée du garage. Je n’ai jamais eu le droit d’aller à l’école. En fait, j’ai évolué sans connaître personne d’autre que la famille. D’ailleurs, mon cousin d’un an de plus que moi venait souvent à la maison. Avec lui, j’apprenais l’orthographe, la grammaire, la conjugaison, les mathématiques… Je n’ai jamais su pourquoi c’était imposé. Ces matières m’ennuyaient plus que je n’osais le dire. Je voulais simplement chanter et dessiner, c’était ce qui m’émerveillait le plus. Seulement, je n’avais pas droit à la parole pendant ces cours forcés que nous faisaient les parents. Alors j’envoyais quelques œillades à Davis, qui me comprenait très bien.

    Je me souviens d’un jour où je suis sorti de la maison sans dire un mot. Je devais avoir six ou sept ans. J’ai marché droit devant moi en me demandant ce qu’étaient ces tours que je voyais de là où j’étais. Je me suis vite retrouvé en pleine ville, totalement paumé. Certains adultes me regardaient avec intérêt et moi, paniqué comme j’étais, je courrais dans tous les sens pour retrouver mon chemin. Je pleurais, je criais, comme le jour de ma naissance. J’avais la désagréable impression d’être emprisonné entre des milliers de bâtiments monstrueux et grisâtres, pris au piège de la pollution et des bipèdes rachitiques qui tentaient de m’arrêter. Je me suis alors retrouvé coincé dans une rue sans issus et je me suis recroquevillé sur moi-même en priant pour qu’on me trouve. Et c’est Davis qui a posé la main sur moi en premier. Je l’ai regardé à travers mes larmes et ai reconnu son sourire bienveillant et joyeux alors qu’il déclarait avec fierté « je t’ai trouvé ! ».

     

    C’est ce jour-là que j’ai voué une admiration totale pour lui. Davis est devenu une partie de moi-même. Et même si je me suis pris la claque de ma vie par ma mère, il est toujours resté à côté de moi en me tenant fermement la main. Je pense qu’il était comme un grand frère protecteur pour moi. Même si, avec les années, j’avais gagné en fierté et détermination grâce à mon signe astrologique, je me laissais toujours guidé par cette main douce et légèrement râpeuse – un Lion aux ordres d’un Sagittaire.

    Lorsque j’ai eu ma première grosse fièvre, accompagnée de filets de sang et d’un cœur entouré de nerfs à vif, Davis était là pour veiller sur moi. Il est resté à mon chevet pendant une semaine, sans se nourrir. Bien que je reprenais des forces, il ne bougeait pas de son fauteuil et ne me lâchait la main sous aucun prétexte. D’ailleurs, je crois même que c’est pour cela qu’un broc se trouvait par terre, plein de pisse. Il n’a jamais quitté ma chambre. A neuf ans à peine, je crois que j’étais complètement gaga de ce type, dans le sens où jamais il ne m’a laissé seul une seconde depuis que je m’étais perdu en ville. Depuis cette journée fatidique, d’ailleurs, je n’avais plus osé m’éloigner de la maison.

    Quelques temps après cette première crise qui, sur le coup, ne m’avais pas alerté, j’ai recommencé à étudier avec Davis et les parents. S’il restait avec moi, j’étais capable de tout. Même de faire ce que je n’aimais pas.

    C’était lui qui corrigeait mes fautes, qui entourait au stylo rouge les mots qui étaient mal conjugués.

    C’était lui qui riait devant une phrase qui ne voulait rien dire.

    C’était lui qui m’ébouriffait les cheveux et me demandait de faire de mon mieux.

    C’était lui qui me faisait vivre.

    Sans Davis, je n’étais plus rien. Pourtant, nous n’étions pas destinés à vivre cloîtrés comme des animaux en cage toute notre vie. Alors, un jour, il disparu. Je n’ai plus étudié, je m’étais recroquevillé dans ma chambre à me prendre des gifles de ma mère pour ne pas travailler, je pleurais silencieusement… J’avais simplement mal. Et ma seconde crise est survenue. Davis n’était pas là, j’étais allongé sur mon pieu à murmurer des prières incompréhensibles, serrant les poings sans réussir à desserrer les liens qui coinçaient mon cœur. Je n’arrivais plus à respirer correctement.

    Davis.

    Davis.

    Davis.

    Il m’a fallu une semaine et quatre jours pour retrouver la force de me relever. Pourtant, j’étais faible et sans vie. Je n’avais franchement plus aucune raison de marcher et d’avancer vers l’inconnu qu’était le futur. Je détestais le monde et l’ignorait en même temps. Malgré les bleus qui ne s’effaçaient plus de mon corps, malgré cette lame qui s’était enfoncée dans mon cœur, j’ai quitté la maison. Je me suis dit que si je retournais en ville, Davis me retrouverait peut-être.

    Et j’y suis allé.

    Et je m’y suis perdu.

    Et j’ai pleuré.

    Et j’ai vomi…

     

    C’est ma mère qui m’a ramassé, moi le pantin totalement désarticulé qui n’avait plus aucune ficelle comme aide. J’étais devenu l’ombre de moi-même, une âme errante qui traversait la maison des centaines de fois par jour à la recherche d’une seule personne. Je construisais un mur en acier renforcé autour de mon être afin d’éviter les gens. Plus personne ne me reconnaissait et je vivais dans ma bulle sans entendre les reproches qu’on me faisait.

    Davis.

    Davis.

    Davis.

    Ce prénom ne cessait de hanter mes pensées, mes rêves et même mes cauchemars. C’était le seul mot que je prononçais encore. Plus rien d’autre n’avait d’importance. L’image de Davis âgé de dix ans était gravée dans ma chair et dans mon sang, occupant tout mon cœur meurtri et mon esprit malade.

     

    Aujourd’hui, le 20 août 2008, la veille de mon anniversaire, je suis à l’hôpital. Je vais avoir seize ans. La veille, je m’étais évanoui dans le long couloir froid de la maison. Ma mère m’a avoué que Davis était mort dans un accident de scooter six ans auparavant. Je n’ai pas voulu la croire et une nouvelle crise m’a submergé. Je suis là, allongé sur un lit douillet aux draps blancs, à fixer les murs blancs. Tout est froid, tout est mort. Mon visage doit être bien pâle pour se souvenir de Davis aussi distinctement.

    Je n’ai pas cessé de repenser à toute ma vie, le peu de chemin que j’ai accompli jusqu’ici. Quinze années d’existence sans rencontrer le monde, sans jouir des vacances, sans avoir eu d’amis. La solitude est une chose bien pesante. Ma fierté m’interdit de pleurer, en ce jour. Dehors, le soleil est déjà bien haut et darde ses rayons à travers la baie vitrée. Pourtant, la lumière ne parvient pas à mon esprit. Je ne vois que du noir. La chaleur du jour n’arrange rien à ma froideur intérieure. Je ne suis plus rien.

    Quinze ans, âge révolutionnaire de l’adolescence.

    Quinze ans, l’envie de ne rien foutre de sa vie.

    Quinze ans, pourquoi on vit ?

    Quinze ans, sans Toi, est une immensité de larmes.

    A mes oreilles parvient le son d’une porte qu’on ouvre et qu’on referme, des bruits de pas et, surtout, l’électrocardiogramme qui semble s’éteindre doucement. Malgré mes yeux grands ouverts, je ne distingue rien. Qui est là ?

    Je sens une main sur la mienne. Ce n’est pas Davis…

    Je sens une larme rouler sur ma joue. Je pleure…

    Je sens mon cœur s’arrêter. Je meurs…

     

                La vie ne m’a pas beaucoup appris. Je n’ai pas eu le temps de grandir comme n’importe quel enfant et, surtout, je n’ai pas eu le temps de connaître les joies de l’existence. J’ai eu peur de profiter de mes jours, peur d’affronter le courroux de mes parents. En fait, en bon Lion qui se respecte, je n’ai été qu’un lâche. Et je n’ai jamais pu dire à Davis à quel point il comptait pour moi. Ses sourires, ses mots, son cœur… Je meurs en espérant le rejoindre, le rencontrer à nouveau et pouvoir connaître le bonheur d’être à nouveau réunis. Finalement, ma maladie, dont j’avais ignoré l’existence jusqu’à maintenant, est une bien belle échappatoire, aujourd’hui.

    Je remercie ma mère de m’avoir fait naître.

    Je remercie mon père d’avoir invité mon cousin aussi souvent.

    Je remercie ma Vie de m’avoir fait rencontrer Davis.


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