• Où est-elle passée ?

    Ils parcouraient la forêt depuis des jours, recherchant inlassablement ce qu'on leur avait volé. Leur voyage avait débuté dans leur petit village provençal, puis ils avaient suivi routes et chemins avec l'espoir toujours au cœur. Les quatre jeunes adultes avaient tout laissé derrière eux et, à ce jour, devaient être foncièrement recherchés -si leurs parents s'étaient rendus compte de leur absence, bien entendu.

    Axel attrapa la main de Mélanie pour l'aider à monter une petite pente raide et mousseuse. Le silence régnait presque toujours entre eux. Ils ne savaient pas quoi se dire, ils savaient surtout qu'ils recherchaient la même chose. D'un seul regard, d'un seul hochement de tête, Axel, Mélanie, Dorian et François avaient décidé de leur destin. Le matin suivant, plutôt que d'aller à la rentrée scolaire de la faculté, ils avaient circulé dans leur village en recherchant quelque chose.

    Depuis combien de temps étaient-ils partis ? Mélanie profita du fait qu'Axel la regarda en la tirant par la main pour lui en poser silencieusement la question, essoufflée et pantelante. Une fois à nouveau sur le chemin, le garçon releva la tête vers le ciel, caché par les feuillages, afin d'y réfléchir. Ses trois amis se joignirent à lui solennellement, partageant ses pensées.

    - Presque deux semaines, non ?

    La voix de Dorian était enrouée, calme et basse. Mélanie hocha la tête en soupirant profondément, puis ferma les yeux. François s'approcha d'un grand chêne et s'y adossa tout en croisant les bras. Leur groupe n'était soudé que par la recherche. Pour le reste... ils savaient qu'ils ne devaient pas trop se parler entre eux, au risque de bouleverser totalement le cours de leur expédition.

    Et leur existence.

    Axel s'accroupit, Mélanie s'assit, bientôt suivie par Dorian. Un peu de repos ne leur ferait pas de mal, bien entendu. Axel retira son sac de son dos, le posa à terre et en sortit un nouveau paquet de biscuits. Depuis leur départ, ils ne s'étaient que très peu approvisionnés en nourriture, privilégiant avant tout les bouteilles d'eau et quelques denrées sucrées. Chacun savait qu'ils ne pourraient survivre bien longtemps sans une nourriture équilibrée, mais peu leur importait pour le moment.

    Leur but méritait bien des efforts considérables et inavouables. Leur lien seul suffisait.

     

    Après une demi-heure de repos, Axel se releva, épousseta ses vêtements, replaça son sac sur son dos. Ce dernier geste indiqua aux autres la reprise de leur aventure. Dorian passa son sac à François ; ils le portaient chacun son tour dans le groupe. Il s'agissait du sac où trônaient les bouteilles d'eau. Plutôt lourd, d'ailleurs. François grimaça légèrement mais ne prononça aucune remarque, suivant ses amis à travers la forêt.

    Ils longèrent une rivière durant plusieurs dizaines de kilomètres, haletant sous la chaleur étouffante de l'après-midi. Il leur faudrait bientôt trouver un abri pour la nuit. Aussi, Axel prit soin d'inspecter tout leur environnement sans cesser de marcher droit devant lui. On pourrait penser qu'il menait la danse, qu'il était le chef de cette meute improbable. Mais il n'était rien d'autre que le plus souffrant des quatre.

    Il avait grandi sans penser à l'avenir, tout comme ses compagnons. Renfermé, abusé, le jeune homme ne s'était jamais senti bien au plus profond de lui. Le sourire l'avait quitté très tôt, ses parents ne posaient aucune question. D'après lui, ils se fichaient royalement de ce qu'il adviendrait de lui plus tard. Le futur ne comptait pas. Et pourtant, leur simple indifférence rappelait constamment à Axel qu'il n'avait rien fait pour arranger sa vie. Les années s'étaient écoulés sans espoir, en pleine perte de temps et de confiance en soi. Il était largué, impuissant. Et il avait foutrement peur.

    Mélanie le suivait toujours de près, aussi silencieuse que lui. Ils avaient passé le plus clair de leur enfance ensemble. La jeune fille avait subi les sévices de son beau-père dès l'âge de huit ans et n'en avait réchappé qu'à l'âge de douze ans. Sa mère ne comprit pas pourquoi elle devenait de plus en plus sombre. Lorsque Mélanie commença à se mutiler, seuls les reproches fusèrent. Personne ne l'avait soutenu dans ses moments les plus noirs. Elle était larguée et impuissante. Et elle avait foutrement peur.

    Dorian suait à grosses gouttes tout le temps. Son surpoids, voir obésité, ne l'aidait pas à avancer vite et bien. Il passait son temps à envier les autres, à se sentir complexé et inférieur. Cette sombre partie de lui-même avait fait surface dès son entrée au collège. Les moqueries, les ricanements, les brimades avaient été son lot quotidien. Lorsqu'il était plus jeune, ses parents faisaient en sorte qu'il mange beaucoup afin qu'il soit « en pleine forme ». Ils en avaient trop fait. A ce jour, son propre père le traitait de « gros » et sa propre mère l'enfonçait à chaque fois qu'elle le surprenait à manger un biscuit. Sa propre famille lui faisait d'atroces réflexions et ne cachait pas leur honte d'avoir un fils, neveu, cousin, aussi horriblement obèse. Dorian n'avait pas du tout confiance en lui. Son quotidien n'était fait que de haine, de souffrance et de tristesse. Il était largué et impuissant. Et il avait foutrement peur.

    François, quant à lui, boitait de plus en plus au fil de la journée. Après plusieurs heures de marche, sa hanche se bloquait mystérieusement et son entorse du ligament au genou ne l'aidait en rien. Il s'était blessé les deux parties à quelques mois d'intervalle, bien qu'il ignorait s'il y avait un lien. D'abord la hanche, simplement en levant une jambe pour monter sur son vélo. Le « crac » l'a à peine dérangé ce jour-là. Jusqu'à ce qu'il se rende compte que ses mouvements de pédalier ne seraient plus jamais comme avant. Quelques temps plus tard, en courant non loin du verglas, lorsque sa plante de pied heurta le sol, son genou se déroba d'un seul coup. Plus il avait essayé d'expliquer ses douleurs à ses parents, plus ces derniers se moquaient éperdument de ce qu'il avait. Ainsi, seul et incompris, le jeune homme s'était tout simplement éloigné de toute relation familiale et amicale. Il avait honte, il se sentait faible. Il était largué et impuissant. Et il avait foutrement peur.

    On pourrait dire que ces jeunes gens étaient liés par leurs similitudes, par l'incompréhension qu'ils suscitaient autour d'eux. Mais c'était surtout leur peur commune qui les rapprochait ; une angoisse palpable et déplaisante, amère et entêtante, qui les empêchait de vivre vers le futur. Constamment, ils survivaient, tournés vers leur passé. Sans entrevoir une porte de sortie autre que celle indiquant « non-retour ».

     

    Axel avait repéré un espace réduit sous un tronc d'arbre couché et mort. Ce petit abri précaire leur servirait de logement pour la nuit. Ils étaient déjà tous allongés sur le côté, le regard rivé à l'extérieur, perdu sur le feuillage éparse à terre. Ils étaient exténués mais n'arrivaient pas à dormir. Leur feu de camp rudimentaire, installé près de leur trou et allumé grâce à un briquet, crépitait doucement dans le jour déclinant. Quelques cendres rougeoyantes s'éparpillaient dans l'air en créant une atmosphère mystique et apaisante.

    François bailla bruyamment. Mélanie lui jeta un coup d’œil et lorsque son regard croisa celui du jeune homme, un très mince sourire étira ses lèvres. François leva légèrement le pouce en faisant de même. Dorian les observait à peine, bien trop mal à l'aise pour engager plus avant un échange avec un être humain. Axel poussa un soupir résigné et ferma les yeux le premier.

     

    _______________________

     

    Ils avaient quitté la forêt depuis deux jours, continuant leur voyage non loin d'une autoroute bruyante. Ils longeaient cette civilisation avec précaution, de peur d'être vus et interpellés. La chaleur croissait à mesure que la matinée avançait. Dorian soufflait de plus en plus difficilement, François boitait d'autant plus, acharné qu'il était à poursuivre leur quête.

     

    Toujours au devant de leur groupe, Axel maîtrisait de moins en moins ses émotions. Il sentait sa patience s'éloignait au fur et à mesure de ses pas. Allait-il abandonner, finalement ? Fuir, comme il l'a toujours fait ? Mélanie glissa sa main dans la sienne en sentant le désarroi du garçon. Il ne fit qu'un pas de plus avant de se laisser tomber à genoux ; il ressentit une vive douleur longer ses cuisses, sa peau s'écorcha douloureusement, mais il s'en ficha. Il serrait les dents, des larmes plein les yeux et du désespoir plein la tête.

    Les deux autres garçons s'effondrèrent à leur tour, faibles et tremblants. Mélanie tenta vainement de secouer chacun d'eux, leur prenant le bras pour essayer de les relever. Mais ils refusèrent de bouger. L'espoir s'évaporait en chacun d'eux. Et la jeune fille, en prenant conscience de cette affreuse réalité, commença à pleurer silencieusement.

     

    Dorian préféra jeter le dernier biscuit vers les oiseaux, par compassion envers eux et par haine envers lui-même. Les quatre jeunes gens n'avaient pas changé d'endroit depuis plusieurs heures, et s'étaient rapprochés Lorsque Axel s'était écroulé, le Glas avait sonné pour chacun d'eux. Ils n'atteindraient jamais leur but, ne retrouveraient jamais ce qu'ils avaient perdu. Le temps filait, sans jamais s'arrêter. Et personne ne pouvait vaincre cette roue à jamais imperturbable.

    Mélanie avait un regard vide levé vers le ciel, la bouche entrouverte. Un filet de salive avait séché sur son menton, ses yeux étaient entourés de croûtes de larmes évaporées. Dorian la trouva laide pour la première fois depuis qu'il l'avait rencontré.

    Il porta son attention sur François ; ce dernier semblait guère mieux, avec ses lunettes couvertes de poussière, ses cheveux gras et ses lèvres presque blanches. Il se massait le genou sans conviction, plus par habitude que par nécessite, pour passer le temps.

    Axel, lui, avait trouvé un bout de papier froissé au fond de son sac et griffonnait des mots à l'aide d'un crayon à papier bientôt trop petit pour être tenu. Rédigeait-il son testament, ou une connerie dans le genre ? Dorian se demanda si ce gars-là avait quelque chose à léguer, de toute façon.

     

    J'ai perdu mon identité. Je ne sais plus qui je suis. Je n'ai pas d'ambition, pas d'espoir. Plus rien. Et tout le monde s'en moque. Axel.

     

    Axel releva la tête et croisa le regard de Dorian. Ils se toisèrent un instant. Dorian se surprit à ne pas ressentir la moindre haine pour ce type mince et beau. Il ne l'enviait pas. Ne voulait pas être à sa place. Axel lui tendit alors le bout de papier avec le crayon, sans rien dire. Le message passa tout seul : écris quelque chose, si tu veux.

    Dorian attrapa le morceau de feuille à petits carreaux pour y lire alors les mots de son compagnon. Ils ressentaient la même chose. Mais ressentaient-ils vraiment, au sens propre ? Leurs émotions, leurs sentiments, tout cela n'avait-il pas disparu au moment-même où Axel était tombé ? Dorian fronça les sourcils, inspira et expira pensivement. Seuls les mots les liaient encore, à présent.

     

    J'ai perdu mon identité. Je ne sais plus qui je suis. Je n'ai pas d'ambition, pas d'espoir. Plus rien. Et tout le monde s'en moque. Dorian.

     

    Son écriture était sale et du niveau primaire comparée à celle d'Axel. Mais qu'importait. Il avait couché ses mots sur ce papier qui présentait l'ultime fin de leur parcours. La sortie sans retour se rapprochait aussi sournoisement que la nuit s'installait.

    Dorian donna un coup de coude à Mélanie. Cette dernière ne sursauta même pas, refermant à peine les lèvres en tournant lentement la tête vers son voisin. Elle remarqua le papier qu'il lui désigna d'un geste du menton. En essayant de tenir le crayon, elle se rendit compte que ses doigts s'étaient figés, comme s'ils étaient couverts de glace. Plusieurs fois, le crayon tomba alors qu'elle inscrivit à son tour ces mots qui représentaient tout et rien à la fois.

     

    J'ai perdu mon identité. Je ne sais plus qui je suis. Je n'ai pas d'ambition, pas d'espoir. Plus rien. Et tout le monde s'en moque. Mélanie.

     

    Autrefois, tout le monde lui enviait son écriture princière et appliquée. Aujourd'hui, ses mots étaient bancals et atrocement déformés.

    Le papier fut ensuite passé à François, qui coucha lui aussi ces phrases avec le peu d'acharnement qui lui restait encore.

     

    J'ai perdu mon identité. Je ne sais plus qui je suis. Je n'ai pas d'ambition, pas d'espoir. Plus rien. Et tout le monde s'en moque. François.

     

    Il retira ensuite ses lunettes et, n'en voyant plus l'utilité, les envoya valser droit devant lui, à plusieurs mètres. Sa main retomba mollement dans la poussière, à côté de sa cuisse, et il écouta la circulation incessante des véhicules sur l'autoroute.

    Ils écoutèrent tous.

    Réunis comme un seul être.

     

    ______________________

     

    Le verre des lunettes de François scintillait au soleil. Plusieurs jours durant, aucun automobiliste n'avait pris la peine de s'arrêter pour voir de quoi il s'agissait. Mais un couple Belge, plutôt inquiet qu'un feu de broussailles prenne dans cet environnement sec, s'était finalement arrêté sur la bande d'arrêt d'urgence.

    A la découverte des quatre jeunes, ils avaient aussitôt alerté les autorités. Tous avaient succombé à la déshydratation. Les deux Belges s'étaient indignés face à l'irrespect dont faisaient preuve les automobilistes français à la vue d'une chose brillante dans la nature. Un morceau de verre est forcément dangereux pour l'environnement.

    Et cette fois, l'hécatombe se cachait derrière.

    Ils avaient eu le temps de lire les derniers mots de ces jeunes. Ont senti tant de désespoir à travers ces mots que la femme s'était laissée aller à pleurer. Son mari ressentait un énorme remords. Mais l'affaire s'arrêta là pour eux.

    Les autorités trouvèrent deux bouteilles d'eau encore à moitié pleines et ne comprirent pas pourquoi elles n'avaient pas été vidées.

    « S'ils avaient utilisé ce reste d'eau, ils seraient encore vivants, » affirma un flic face aux journalistes.

    Car, après analyses, les quatre jeunes étaient morts récemment. Peut-être quelques heures auparavant. Peut-être une journée. Pas plus.

     

    Personne ne conclut à un suicide collectif. On parla de dépression profonde. De tendance à la solitude. D'angoisse.

    Pas de suicide.

    Les parents se retrouvèrent tous démunis face à la justice, ne parvinrent pas à expliquer une telle action. Ils avaient fait les démarches pour rechercher leurs enfants mais personne ne se serait douté que les quatre jeunes étaient partis de leur plein gré pour entreprendre un voyage aussi dangereux. D'après eux, « nous avons toujours été là pour lui/elle. »

    L'affaire fut classée sans suite.

     

    _______________________

     

    Vit-on ? Ou survit-on ?

    La société ne nous impose-t-elle pas trop de choses ? Pour en ignorer le principal ?

    Qu'est donc la vie ? Espère-t-on simplement ? Ou avons-nous perdu d'avance ?

     

    Je ne veux pas dépendre d'une infamie.

    « Tu es obligée de travailler si tu veux vivre. »

    Qui a instauré cela ? Travailler, c'est bien. Mais n'est-ce pas plutôt l'argent qui a tout pouvoir sur nous ? N'avons-nous pas une fierté tout autre qui nous pousserait à nous révolter ? Ou avons-nous peur de perdre ce que nous connaissons déjà ?

    Dépendre de l'argent, c'est ce qu'on nous a imposé.

     

    Je ne veux pas dépendre d'une infamie.

     

    Où est-elle passée, mon identité ?


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