• Ils parcouraient la forêt depuis des jours, recherchant inlassablement ce qu'on leur avait volé. Leur voyage avait débuté dans leur petit village provençal, puis ils avaient suivi routes et chemins avec l'espoir toujours au cœur. Les quatre jeunes adultes avaient tout laissé derrière eux et, à ce jour, devaient être foncièrement recherchés -si leurs parents s'étaient rendus compte de leur absence, bien entendu.

    Axel attrapa la main de Mélanie pour l'aider à monter une petite pente raide et mousseuse. Le silence régnait presque toujours entre eux. Ils ne savaient pas quoi se dire, ils savaient surtout qu'ils recherchaient la même chose. D'un seul regard, d'un seul hochement de tête, Axel, Mélanie, Dorian et François avaient décidé de leur destin. Le matin suivant, plutôt que d'aller à la rentrée scolaire de la faculté, ils avaient circulé dans leur village en recherchant quelque chose.

    Depuis combien de temps étaient-ils partis ? Mélanie profita du fait qu'Axel la regarda en la tirant par la main pour lui en poser silencieusement la question, essoufflée et pantelante. Une fois à nouveau sur le chemin, le garçon releva la tête vers le ciel, caché par les feuillages, afin d'y réfléchir. Ses trois amis se joignirent à lui solennellement, partageant ses pensées.

    - Presque deux semaines, non ?

    La voix de Dorian était enrouée, calme et basse. Mélanie hocha la tête en soupirant profondément, puis ferma les yeux. François s'approcha d'un grand chêne et s'y adossa tout en croisant les bras. Leur groupe n'était soudé que par la recherche. Pour le reste... ils savaient qu'ils ne devaient pas trop se parler entre eux, au risque de bouleverser totalement le cours de leur expédition.

    Et leur existence.

    Axel s'accroupit, Mélanie s'assit, bientôt suivie par Dorian. Un peu de repos ne leur ferait pas de mal, bien entendu. Axel retira son sac de son dos, le posa à terre et en sortit un nouveau paquet de biscuits. Depuis leur départ, ils ne s'étaient que très peu approvisionnés en nourriture, privilégiant avant tout les bouteilles d'eau et quelques denrées sucrées. Chacun savait qu'ils ne pourraient survivre bien longtemps sans une nourriture équilibrée, mais peu leur importait pour le moment.

    Leur but méritait bien des efforts considérables et inavouables. Leur lien seul suffisait.

     

    Après une demi-heure de repos, Axel se releva, épousseta ses vêtements, replaça son sac sur son dos. Ce dernier geste indiqua aux autres la reprise de leur aventure. Dorian passa son sac à François ; ils le portaient chacun son tour dans le groupe. Il s'agissait du sac où trônaient les bouteilles d'eau. Plutôt lourd, d'ailleurs. François grimaça légèrement mais ne prononça aucune remarque, suivant ses amis à travers la forêt.

    Ils longèrent une rivière durant plusieurs dizaines de kilomètres, haletant sous la chaleur étouffante de l'après-midi. Il leur faudrait bientôt trouver un abri pour la nuit. Aussi, Axel prit soin d'inspecter tout leur environnement sans cesser de marcher droit devant lui. On pourrait penser qu'il menait la danse, qu'il était le chef de cette meute improbable. Mais il n'était rien d'autre que le plus souffrant des quatre.

    Il avait grandi sans penser à l'avenir, tout comme ses compagnons. Renfermé, abusé, le jeune homme ne s'était jamais senti bien au plus profond de lui. Le sourire l'avait quitté très tôt, ses parents ne posaient aucune question. D'après lui, ils se fichaient royalement de ce qu'il adviendrait de lui plus tard. Le futur ne comptait pas. Et pourtant, leur simple indifférence rappelait constamment à Axel qu'il n'avait rien fait pour arranger sa vie. Les années s'étaient écoulés sans espoir, en pleine perte de temps et de confiance en soi. Il était largué, impuissant. Et il avait foutrement peur.

    Mélanie le suivait toujours de près, aussi silencieuse que lui. Ils avaient passé le plus clair de leur enfance ensemble. La jeune fille avait subi les sévices de son beau-père dès l'âge de huit ans et n'en avait réchappé qu'à l'âge de douze ans. Sa mère ne comprit pas pourquoi elle devenait de plus en plus sombre. Lorsque Mélanie commença à se mutiler, seuls les reproches fusèrent. Personne ne l'avait soutenu dans ses moments les plus noirs. Elle était larguée et impuissante. Et elle avait foutrement peur.

    Dorian suait à grosses gouttes tout le temps. Son surpoids, voir obésité, ne l'aidait pas à avancer vite et bien. Il passait son temps à envier les autres, à se sentir complexé et inférieur. Cette sombre partie de lui-même avait fait surface dès son entrée au collège. Les moqueries, les ricanements, les brimades avaient été son lot quotidien. Lorsqu'il était plus jeune, ses parents faisaient en sorte qu'il mange beaucoup afin qu'il soit « en pleine forme ». Ils en avaient trop fait. A ce jour, son propre père le traitait de « gros » et sa propre mère l'enfonçait à chaque fois qu'elle le surprenait à manger un biscuit. Sa propre famille lui faisait d'atroces réflexions et ne cachait pas leur honte d'avoir un fils, neveu, cousin, aussi horriblement obèse. Dorian n'avait pas du tout confiance en lui. Son quotidien n'était fait que de haine, de souffrance et de tristesse. Il était largué et impuissant. Et il avait foutrement peur.

    François, quant à lui, boitait de plus en plus au fil de la journée. Après plusieurs heures de marche, sa hanche se bloquait mystérieusement et son entorse du ligament au genou ne l'aidait en rien. Il s'était blessé les deux parties à quelques mois d'intervalle, bien qu'il ignorait s'il y avait un lien. D'abord la hanche, simplement en levant une jambe pour monter sur son vélo. Le « crac » l'a à peine dérangé ce jour-là. Jusqu'à ce qu'il se rende compte que ses mouvements de pédalier ne seraient plus jamais comme avant. Quelques temps plus tard, en courant non loin du verglas, lorsque sa plante de pied heurta le sol, son genou se déroba d'un seul coup. Plus il avait essayé d'expliquer ses douleurs à ses parents, plus ces derniers se moquaient éperdument de ce qu'il avait. Ainsi, seul et incompris, le jeune homme s'était tout simplement éloigné de toute relation familiale et amicale. Il avait honte, il se sentait faible. Il était largué et impuissant. Et il avait foutrement peur.

    On pourrait dire que ces jeunes gens étaient liés par leurs similitudes, par l'incompréhension qu'ils suscitaient autour d'eux. Mais c'était surtout leur peur commune qui les rapprochait ; une angoisse palpable et déplaisante, amère et entêtante, qui les empêchait de vivre vers le futur. Constamment, ils survivaient, tournés vers leur passé. Sans entrevoir une porte de sortie autre que celle indiquant « non-retour ».

     

    Axel avait repéré un espace réduit sous un tronc d'arbre couché et mort. Ce petit abri précaire leur servirait de logement pour la nuit. Ils étaient déjà tous allongés sur le côté, le regard rivé à l'extérieur, perdu sur le feuillage éparse à terre. Ils étaient exténués mais n'arrivaient pas à dormir. Leur feu de camp rudimentaire, installé près de leur trou et allumé grâce à un briquet, crépitait doucement dans le jour déclinant. Quelques cendres rougeoyantes s'éparpillaient dans l'air en créant une atmosphère mystique et apaisante.

    François bailla bruyamment. Mélanie lui jeta un coup d’œil et lorsque son regard croisa celui du jeune homme, un très mince sourire étira ses lèvres. François leva légèrement le pouce en faisant de même. Dorian les observait à peine, bien trop mal à l'aise pour engager plus avant un échange avec un être humain. Axel poussa un soupir résigné et ferma les yeux le premier.

     

    _______________________

     

    Ils avaient quitté la forêt depuis deux jours, continuant leur voyage non loin d'une autoroute bruyante. Ils longeaient cette civilisation avec précaution, de peur d'être vus et interpellés. La chaleur croissait à mesure que la matinée avançait. Dorian soufflait de plus en plus difficilement, François boitait d'autant plus, acharné qu'il était à poursuivre leur quête.

     

    Toujours au devant de leur groupe, Axel maîtrisait de moins en moins ses émotions. Il sentait sa patience s'éloignait au fur et à mesure de ses pas. Allait-il abandonner, finalement ? Fuir, comme il l'a toujours fait ? Mélanie glissa sa main dans la sienne en sentant le désarroi du garçon. Il ne fit qu'un pas de plus avant de se laisser tomber à genoux ; il ressentit une vive douleur longer ses cuisses, sa peau s'écorcha douloureusement, mais il s'en ficha. Il serrait les dents, des larmes plein les yeux et du désespoir plein la tête.

    Les deux autres garçons s'effondrèrent à leur tour, faibles et tremblants. Mélanie tenta vainement de secouer chacun d'eux, leur prenant le bras pour essayer de les relever. Mais ils refusèrent de bouger. L'espoir s'évaporait en chacun d'eux. Et la jeune fille, en prenant conscience de cette affreuse réalité, commença à pleurer silencieusement.

     

    Dorian préféra jeter le dernier biscuit vers les oiseaux, par compassion envers eux et par haine envers lui-même. Les quatre jeunes gens n'avaient pas changé d'endroit depuis plusieurs heures, et s'étaient rapprochés Lorsque Axel s'était écroulé, le Glas avait sonné pour chacun d'eux. Ils n'atteindraient jamais leur but, ne retrouveraient jamais ce qu'ils avaient perdu. Le temps filait, sans jamais s'arrêter. Et personne ne pouvait vaincre cette roue à jamais imperturbable.

    Mélanie avait un regard vide levé vers le ciel, la bouche entrouverte. Un filet de salive avait séché sur son menton, ses yeux étaient entourés de croûtes de larmes évaporées. Dorian la trouva laide pour la première fois depuis qu'il l'avait rencontré.

    Il porta son attention sur François ; ce dernier semblait guère mieux, avec ses lunettes couvertes de poussière, ses cheveux gras et ses lèvres presque blanches. Il se massait le genou sans conviction, plus par habitude que par nécessite, pour passer le temps.

    Axel, lui, avait trouvé un bout de papier froissé au fond de son sac et griffonnait des mots à l'aide d'un crayon à papier bientôt trop petit pour être tenu. Rédigeait-il son testament, ou une connerie dans le genre ? Dorian se demanda si ce gars-là avait quelque chose à léguer, de toute façon.

     

    J'ai perdu mon identité. Je ne sais plus qui je suis. Je n'ai pas d'ambition, pas d'espoir. Plus rien. Et tout le monde s'en moque. Axel.

     

    Axel releva la tête et croisa le regard de Dorian. Ils se toisèrent un instant. Dorian se surprit à ne pas ressentir la moindre haine pour ce type mince et beau. Il ne l'enviait pas. Ne voulait pas être à sa place. Axel lui tendit alors le bout de papier avec le crayon, sans rien dire. Le message passa tout seul : écris quelque chose, si tu veux.

    Dorian attrapa le morceau de feuille à petits carreaux pour y lire alors les mots de son compagnon. Ils ressentaient la même chose. Mais ressentaient-ils vraiment, au sens propre ? Leurs émotions, leurs sentiments, tout cela n'avait-il pas disparu au moment-même où Axel était tombé ? Dorian fronça les sourcils, inspira et expira pensivement. Seuls les mots les liaient encore, à présent.

     

    J'ai perdu mon identité. Je ne sais plus qui je suis. Je n'ai pas d'ambition, pas d'espoir. Plus rien. Et tout le monde s'en moque. Dorian.

     

    Son écriture était sale et du niveau primaire comparée à celle d'Axel. Mais qu'importait. Il avait couché ses mots sur ce papier qui présentait l'ultime fin de leur parcours. La sortie sans retour se rapprochait aussi sournoisement que la nuit s'installait.

    Dorian donna un coup de coude à Mélanie. Cette dernière ne sursauta même pas, refermant à peine les lèvres en tournant lentement la tête vers son voisin. Elle remarqua le papier qu'il lui désigna d'un geste du menton. En essayant de tenir le crayon, elle se rendit compte que ses doigts s'étaient figés, comme s'ils étaient couverts de glace. Plusieurs fois, le crayon tomba alors qu'elle inscrivit à son tour ces mots qui représentaient tout et rien à la fois.

     

    J'ai perdu mon identité. Je ne sais plus qui je suis. Je n'ai pas d'ambition, pas d'espoir. Plus rien. Et tout le monde s'en moque. Mélanie.

     

    Autrefois, tout le monde lui enviait son écriture princière et appliquée. Aujourd'hui, ses mots étaient bancals et atrocement déformés.

    Le papier fut ensuite passé à François, qui coucha lui aussi ces phrases avec le peu d'acharnement qui lui restait encore.

     

    J'ai perdu mon identité. Je ne sais plus qui je suis. Je n'ai pas d'ambition, pas d'espoir. Plus rien. Et tout le monde s'en moque. François.

     

    Il retira ensuite ses lunettes et, n'en voyant plus l'utilité, les envoya valser droit devant lui, à plusieurs mètres. Sa main retomba mollement dans la poussière, à côté de sa cuisse, et il écouta la circulation incessante des véhicules sur l'autoroute.

    Ils écoutèrent tous.

    Réunis comme un seul être.

     

    ______________________

     

    Le verre des lunettes de François scintillait au soleil. Plusieurs jours durant, aucun automobiliste n'avait pris la peine de s'arrêter pour voir de quoi il s'agissait. Mais un couple Belge, plutôt inquiet qu'un feu de broussailles prenne dans cet environnement sec, s'était finalement arrêté sur la bande d'arrêt d'urgence.

    A la découverte des quatre jeunes, ils avaient aussitôt alerté les autorités. Tous avaient succombé à la déshydratation. Les deux Belges s'étaient indignés face à l'irrespect dont faisaient preuve les automobilistes français à la vue d'une chose brillante dans la nature. Un morceau de verre est forcément dangereux pour l'environnement.

    Et cette fois, l'hécatombe se cachait derrière.

    Ils avaient eu le temps de lire les derniers mots de ces jeunes. Ont senti tant de désespoir à travers ces mots que la femme s'était laissée aller à pleurer. Son mari ressentait un énorme remords. Mais l'affaire s'arrêta là pour eux.

    Les autorités trouvèrent deux bouteilles d'eau encore à moitié pleines et ne comprirent pas pourquoi elles n'avaient pas été vidées.

    « S'ils avaient utilisé ce reste d'eau, ils seraient encore vivants, » affirma un flic face aux journalistes.

    Car, après analyses, les quatre jeunes étaient morts récemment. Peut-être quelques heures auparavant. Peut-être une journée. Pas plus.

     

    Personne ne conclut à un suicide collectif. On parla de dépression profonde. De tendance à la solitude. D'angoisse.

    Pas de suicide.

    Les parents se retrouvèrent tous démunis face à la justice, ne parvinrent pas à expliquer une telle action. Ils avaient fait les démarches pour rechercher leurs enfants mais personne ne se serait douté que les quatre jeunes étaient partis de leur plein gré pour entreprendre un voyage aussi dangereux. D'après eux, « nous avons toujours été là pour lui/elle. »

    L'affaire fut classée sans suite.

     

    _______________________

     

    Vit-on ? Ou survit-on ?

    La société ne nous impose-t-elle pas trop de choses ? Pour en ignorer le principal ?

    Qu'est donc la vie ? Espère-t-on simplement ? Ou avons-nous perdu d'avance ?

     

    Je ne veux pas dépendre d'une infamie.

    « Tu es obligée de travailler si tu veux vivre. »

    Qui a instauré cela ? Travailler, c'est bien. Mais n'est-ce pas plutôt l'argent qui a tout pouvoir sur nous ? N'avons-nous pas une fierté tout autre qui nous pousserait à nous révolter ? Ou avons-nous peur de perdre ce que nous connaissons déjà ?

    Dépendre de l'argent, c'est ce qu'on nous a imposé.

     

    Je ne veux pas dépendre d'une infamie.

     

    Où est-elle passée, mon identité ?


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  • La pluie tombe et m’arrose le visage. Le béton froid me donne des frissons. Je suis allongé là, sur le dos, laissant un filet de sang courir le long de mon menton. Quelques gouttes d’eau me tombent dans les yeux mais je tiens absolument à regarder ce ciel grisâtre qui démontre le chaos de mon propre esprit. J’ai mal au cou, là où une lame m’a tranché quelques minutes plus tôt. J’ai du mal à respirer. En même temps, je n’ai pas envie d’inspirer l’air pollué de cette ville merdique, ni cette odeur de sang qui coagule sur moi. Quelques points noirs envahissent ma vue, je sens ma tête qui tourne.

     

    Vous vous demandez ce qui a bien pu se passer ? J’vais vous le raconter. Je dois me remémorer tout ça, pour ne pas oublier.

     

    J’ai rencontré Denis dans un bar. La trentaine tapante, les cheveux colorés d’une teinture brune et une carrure d’athlète par excellence, il m’a tapé dans l’œil dès qu’il a franchi la porte. Quelques mèches tombaient devant son regard ténébreux, sa veste en cuir ruisselait de flotte. Nous n’avions pas cherché à nous parler. Les gestes suffisaient. Je me suis approché de lui, j’ai passé mes doigts sur sa nuque et nous nous sommes retrouvés dans les chiottes pour se taper une partie de jambes en l’air. C’était… exaltant.

    On se voyait tous les jours. Je revenais tout le temps à la même heure dans ce bistrot merdeux pour être sûr de le croiser. La même rengaine à chaque fois : quelques gestes, quelques regards brillants et en avant pour la baise. Il était mon meilleur coup. J’ai appris son nom grâce à la carte de visite qu’il m’avait laissé un jour. Il bossait dans la publicité… Un mec riche et arrogant.

    Le manège dura deux bons mois avant que je ne comprenne ses intentions. Par hasard, aujourd'hui, je l’ai croisé dans le Boulevard. Accompagné de types en noir, Denis semblait imposant et sûr. Derrière ses lunettes noires, il observait le coin comme un aigle aux aguets. Bizarrement, j’ai eu peur de lui. Bien sûr, il remarqua très vite ma présence –j’étais le seul petit con à côté d’un lampadaire tagué. Ses compagnons ont sorti des armes à feu et je me suis enfui comme un lièvre, entendant la course poursuite derrière moi et des balles siffler à mes oreilles.

    En fait, je n’avais pas peur.

    J’étais effrayé.

    Après avoir couru pendant une quinzaine de minutes, je me suis arrêté au supermarché de la Grand’Rue. Dans un lieu public, je savais que personne n’oserait me planter. Au rayon surgelé, je me suis appuyé à une étagère congelée pour reprendre mon souffle. Je tremblais comme une feuille, je me sentais mal, je défaillais. Les gens me regardaient suspicieusement. Petit pisseux de quinze ans, pâle et en sueur, qui attirait l’attention des plus curieux. Une grosse dose de solitude me tomba alors sur les épaules ; je me rendais compte à quel point les êtres humains étaient égoïstes, jaugeant les plus faibles sans chercher à comprendre ce qu’ils avaient. Une main sur le front, j’ai fini par ressortir de cet endroit bondé de monde. L’heure de pointe.

    C’est dans un tournant qu’on m’attrapa avec brutalité et qu’un couteau trancha ma peau au niveau de la gorge. Laissé là, au milieu de la chaussée déformée, allongé comme un macchabée, je me retrouve donc à fixer ce ciel pourri qui ne cesse de hanter mes souvenirs. Le sang mélangé à l’eau dégouline encore. Je suis sûr et certain d’y rester. Quelques cris me parviennent –une bonne femme terrorisée qui s’est barrée en courant.

    Connasse.

    Appelle l’ambulance.

    J’essaie de lever la main vers ce dos qui m’échappe, j’essaie de parler mais je sens un nouveau flot de liquide épais couler le long de mon cou nu. Plus aucune douleur, plus aucune sensation. Puis je ne sens plus les gouttes de pluie. Un visage est là, au-dessus de moi. Accroupi à côté de moi, Denis me fixe indifféremment derrière sa paire de lunettes de soleil.

    J’ai peur.

    Il m’embrasse alors sur les lèvres –un petit smack merdique et mouillé. Je le vois mettre des gants en plastique avant qu’il ne s’arrache un morceau de tee-shirt et le passe autour de mon cou. Silencieusement, il éponge mon sang. Devrais-je le remercier ? Je n’en ai pas le temps. Il se relève et disparaît… J’entends les sirènes des ambulances. Quelques personnes s’attroupent autour de moi, je ferme les yeux et me laisse aller sur le brancard.

    Faible…

     

    J’ouvre les yeux dans une chambre d’hôpital. Une infirmière blonde se ballade dans la pièce, essayant de ne pas faire de bruit mais me défonçant les oreilles avec ses rangements de flacons. Je tourne la tête mais ressens une vive douleur. Je tente de cacher un gémissement mais la blondasse s’approche de moi en souriant tragiquement.

    — Vous n’avez pas le droit de tourner la tête, monsieur.

    Depuis quand on me donne des ordres ? Toute aussi conne que l’autre qui s’est barrée en courant.

    Les jours passent, les semaines, et les médecins sont formels eux aussi : je ne serai plus capable de tourner la tête sans ouvrir la cicatrice. Je finis par sortir et me voilà en train de marcher en direction de la boulangerie. Ma mère m’a collé un vieux type de cinquante-six ans comme garde du corps, pour éviter un nouveau drame. Comme si ce papi allait me défendre avec ses muscles flasques et ses mains ridées. Arrivé à destination, j’entre dans le petit magasin et m’approche des baguettes de pain. Le journal régional attire mon attention et je vois la photo de Denis en première page. Laissant tomber ma course, je prends le quotidien et lit l’article.

     

    Fredericks Denis, retrouvé mort.

    Depuis plusieurs années, la police suivait les traces de cet escroc allié à la Mafia. Chef d’un gang, Denis Fredericks était jugé dangereux par les autorités. Travaillant dans une agence de publicité depuis dix ans, il était loin d’attirer l’attention de ses employés. Deux vies, deux hommes. C’est dans un endroit reculé de la ville, si longuement inspecté par les autorités, que le corps de Denis Fredericks a été retrouvé le 18 juin, la tempe percée d’une balle. L’arme lui appartenait et tout porte à croire qu’il s’est bel et bien suicidé.

     

    Une larme roule le long de ma joue. Je le remarque au bout de quelques secondes. Mon soi-disant garde du corps attrape mon bras et me conduit hors de la boulangerie après avoir vivement retiré le journal de mes mains. Je me rends compte à quel point j’ai été con. Denis avait cherché à me soigner, à m’aider en attendant les secours. Pendant deux mois, il a dû être taraudé de questions à mon sujet et moi, comme un connard, j’avais peur de lui. Finalement, il s’est donné la mort dans une profonde solitude, dans un endroit reculé et sombre.

    Seul.

    Je me sens seul.

    Et je sens qu’il l’était aussi.


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  • « I got you~ Under my Skin »

     

    Je chante. Je chante à m’en décrocher la mâchoire. Je chante ce tube d’un groupe coréen. Je tente d’oublier tout ce qui m’entoure, tout ce qui fait ma vie -tout ce qui a été, tout ce qui sera.

    Ma poitrine se soulève sous une respiration irrégulière. Mes oreilles bourdonnent et je m’en fiche. La musique est forte, ma voix l’est tout autant. Les fenêtres sont ouvertes ; rien à foutre si quelqu’un m’entend. Je m’exprime avec la musique. Je rentre dans un univers totalement différent de celui qu’on connaît tous. Ici, il n’y a que le son, la mélodie ; une forêt de décibels impérissables. J’aime parcourir le fond de mon crâne pour en observer les moindres recoins. Beaucoup de souvenirs se regorgent dans un coin de ma tête mais je ne vois plus rien. Je chante dans le noir complet d’un monde qui m’appartient.

    La musique s’arrête, les dernières paroles sont jetées. J’ouvre mes paupières et prends quelques millièmes de secondes à réaliser où mon corps se trouve. L’espace d’une chanson, j’avais oublié où j’étais.

    Par la fenêtre ouverte, j’entends à nouveau toutes les voitures circuler sur la route principale. En bas, quelqu’un est en train de passer l’aspirateur. Je peux même entendre le voisin préparer son tracteur pour une nouvelle épopée vers ses vignes croissantes.

    J’avale difficilement ma salive. Ça y est, mes glaires sont à nouveau revenues. Fait chier ! La réalité est toujours aussi médiocre, toujours aussi sale et pathétiquement hallucinante. Je décide alors de mettre une musique douce, une musique appartenant au film « man on fire » faite par Lisa Gerrard. J’aime cette chanteuse talentueuse… Elle allie si parfaitement les notes, de la plus grave à la plus aiguë. Les gens la connaissent surtout pour la Bande Originale de « Gladiator ». J’ai jamais vu ce film en entier. Bref, j’appuie sur la touche « play » du lecteur VLC et écoute. Ça fait du bien. A nouveau, je me plonge dans mon propre esprit, respire l’infini noirceur de mon être, oublie le présent pour me concentrer sur cet univers que mon propre cœur construit au fil de la mélodie. Mon estomac se serre, mes doigts se crispent. Mes yeux se ferment mais des images se forment au plus profond de moi et je revois alors ce que je redoute le plus depuis des années : la mort de mon chat. L’être que j’ai respecté depuis ma plus tendre enfance s’est fait renversé par une voiture aussi rapidement que s’il avait attrapé une souris dans la maison. Tout mon univers s’est effondré, ce jour là. Y repenser maintenant, en écoutant Lisa Gerrard, me rend malade… J’ouvre les paupières, fronce les sourcils, arrête le lecteur… et laisse mes larmes prendre la relève. Dans ce genre de moment, j’écoute quelques musiques du film « Brokeback Mountain » et me laisse aller dans l’ignorance des membres de ma famille. Paraître fort tout le temps n’est qu’un mensonge… Seulement, c’est quand ma solitude retombe sur mes épaules et que la seule compagnie que j’ai n’est que Madame Souffrance du Passé, je me vide de mes larmes contenues et cherche la porte de sortie dans un dédale d’émotions fortes.

    Après plusieurs minutes, j’inspire un bon coup. Ça y est, c’est passé. Mes yeux me piquent mais je m’en fiche. Je les frotte, nettoie mes joues, cherche à reprendre une expression à peu près normale sur le visage. Je déteste montrer mes émotions. Et surtout CE genre d’émotions. Je parais si faible… Je déteste les gens faibles.

    Je reprends le cours des choses et rallume le lecteur VLC sur la chanson coréenne. Je ne connais ce groupe que depuis deux jours et, déjà, je ressens les effluves d’une irréprochable volonté fanatique. J’aime leur présence, leurs paroles… La mélodie d’arrière-plan, le défi des chorégraphies. Ça change de ce qu’on peut voir sur les clips américains. Au moins, ce groupe coréen ne voit pas l’intérêt de prendre quelques Bimbos et une piscine pour tourner des scènes totalement ridicules.

     

    « I got you~ Under my Skin »

     

    Je retrouve le punch. Ça y est. Je ressens l’électricité parcourir mon corps, l’intensité de l’adrénaline alors que je me vois sur une scène, dans mon propre esprit. Le public gueule, m’acclame et moi, j’en rejette une couche, je chante encore plus fort, je me déhanche comme un allumé. Je domine la scène, je domine le monde. C’est Moi que les gens regardent, c’est Moi qui suis le Roi.

    Et alors que les images se font de plus en plus réelles, la mélodie baisse –la fin approche. Je cherche à attraper un morceau du rêve pour le garder avec moi. Je tiens maladroitement le micro pour éviter qu’il ne tombe. J’ai vidé mes entrailles, je n’ai plus de forces. Je respire avec hargne, je cherche un courant d’air frais. Mes oreilles bourdonnent sous les basses qui s’arrêtent lentement. Les cris s’affrontent, j’entends des centaines de groupies m’appeler.

    Tout est terminé. J’ouvre les yeux, écoute, sombre dans ma propre léthargie. L’adrénaline retombe, je m’incline respectueusement devant ce public fidèle et déchaîné. Finalement, je tourne le dos au Grandiose et me retrouve à nouveau seul dans les coulisses de mon esprit vide.


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