• Le vent siffle à mes oreilles. Ça me donne mal au crâne. Je ne peux pas dire pourquoi je suis dehors par ce temps et pourtant, j’suis là à me balader comme un pauvre con sur le chemin en terre, assis sur mon fauteuil roulant qui fait désormais parti de moi. Vous me prenez en pitié ? Arrêtez tout de suite ! Je n’ai pas besoin qu’on me regarde d’un air drôle alors que j’ai juste envie qu’on me laisse tranquille. D’ailleurs, vous savez quoi ? J’ai horreur qu’on me regarde. Bien avant que m’arrive cet accident débile, j’en avais déjà horreur.

    J’suis un blondinet de quatorze ans, peau très pâle –pigmentation fragile. Depuis ma naissance, m’exposer au soleil est un risque. C’est pour ça que la plupart du temps, je sors par temps maussade ou la nuit. Aujourd’hui, il fait presque nuit. Et le vent souffle comme jamais. Vous savez, le genre de tempête qu’on voit une fois tous les dix ans en France. Mes piercings me renvoient des sifflements aigus et j’ai peine à rester stoïque. Ça fait mal aux tympans, bordel ! Et donc, poussant par la force de mes bras ces maudites roues de mon fauteuil, j’observe le ciel sombre. Quelques étoiles apparaissent entre les nuages gris et la Pleine Lune joue à cache-cache. Je porte un vieux pull en laine que ma mère avait tricoté pour mes huit ans. Il est toujours aussi grand mais il tient chaud. Mes jambes sont nues, n’ayant pas pris le temps de mettre un pantalon je suis sorti en short –l’appel de l’extérieur, peut-être. Avant, j’avais moi-même un regard de dégoût en voyant mes jambes devenir toutes maigres depuis mon accident. J’en ai perdu l’usage alors je ne pouvais plus faire de sport comme quelqu’un de normal. Impossible de marcher, impossible de courir. Maintenant, je regarde mes cuisses d’un œil indifférent. J’étais fautif, j’en ai payé le prix…

    Remontons à l’époque de cet accident, si vous voulez comprendre.

    C’était il y a trois ans. Ouais, j’avais onze ans. Du moins, presque. Et comme tout jeune du quartier, je voulais impressionner les environs. Je fumais depuis plus d’un an, je volais l’argent de mes parents ; tous ces petits trucs que n’importe quel con connaît dans les quartiers pourris parce que c’est tout ce qu’on sait faire. Et un jour, j’ai piqué un scooter. Magnifique bécane, d’ailleurs. Elle était rouge pétante avec des flammes blanches, donc assez visible pour qu’on la remarque. A croire que c’était fait exprès. Le propriétaire y avait laissé les clés alors qu’il retirait du pognon au distributeur. En moins de trois secondes, j’lui avais piqué son engin et j’étais parti vers mon bloc, là où je vivais en appart’ avec mes parents. Arrivé au parking, mes potes sont venus vers moi en extase, ravis et éberlués de me voir sur ce tas de ferrailles aux couleurs vives. J’vous le dis : j’ai frimé à mort ! Et c’était peu dire.

    J’ai pris l’un de mes voisins à l’arrière et on a sillonné le quartier de long en large comme des dératés, jouant sur l’accélérateur pour impressionner qui que ce soit qui passerait par là. Mais la virée s’est vite écourtée puisqu’à une intersection, j’ai grillé la priorité à une bagnole cabossée et j’me la suis prise de plein fouet sur le côté. Mon pote a valsé et moi, j’me suis retrouvé coincer sous le scooter : plus de sensations dans les jambes.

    Résultat des courses : j’suis handicapé à vie, j’ai eu un traumatisme crânien, j’ai vu mon pote crever à quelques mètres de moi et j’ai blessé une gamine de deux ans qui se trouvait dans la voiture.

    Vous l’dis, j’étais complètement con. Et maintenant, j’revis cet enfer dès que je ferme les yeux. J’en suis presque devenu insomniaque. A onze ans, on peut être débile. Comme à tous les âges, en fait. Mais c’était la goutte d’eau, j’crois. J’l’ai cherché. Plutôt que d’me la péter, j’aurai dû continuer mes études et devenir un type bien. Ou alors rentrer dans les rangs de l’armée pour me forger mon propre caractère plutôt que de copier celui des autres. Me regardez pas comme si j’étais un monstre. Mon seul regard dans le miroir tous les matins me suffit amplement.

    Je suis là, sur le chemin en terre, à observer le ciel sombre. Une mouche vient m’emmerder en tournoyant autour de ma tête plusieurs fois et je tente de la virer à grand renfort de gestuels. Les roues de mon fauteuil se mettent à grincer et j’arrête ma piètre danse pour revenir au sujet de ma venue ici. Je ne sais toujours pas pourquoi je suis sorti. La météo avait annoncé une alerte rouge sur la région et moi, triple imbécile doublé d’un jeune con, je suis là en train de m’extasier sous les nuages gris à essayer de me pardonner encore une fois mon insouciance et ma fébrilité de l’époque. Derrière moi, la maison est calme. Mes parents ont déjà éteint la lumière de leur chambre alors qu’il n’est même pas vingt-et-une heures. Ils ont été présents pour me soutenir et ont toujours pris ma défense. Ils disaient à tous que c’était mon entourage qui m’avait donné cette idée saugrenue de voler un scooter et de jouer avec, que c’était parce que je traînais avec des « racailles » que j’me suis montré aussi con. Ouais. Bah non. J’étais tout à fait conscient de l’erreur que j’commettais. On en fait tous dans notre vie. J’essayais de faire en sorte qu’on me regarde, même si j’détestais ça. J’suis vraiment quelqu’un de contradictoire. Et ça n’empêche pas mes parents de vouloir retirer la charge qui pèse sur mes épaules. Mais cette charge, elle est là et elle ne partira plus jamais. Je grandirai avec et je mourrais avec. J’ai vu mon pote crever en me regardant d’un air accusateur et ça m’a suffit.

    Je pose mes mains froides sur mes cuisses maigres et jette un coup d’œil sur le chemin caillouteux. Vous ne savez pas à quel point j’aimerais à nouveau marcher. Vous, vous voulez une superbe bagnole, partir à Miami ou vous taper toutes les nanas en bikini qui passeraient devant vous à la plage ? Moi, j’ai juste envie de marcher. Marcher et sentir à nouveau toutes les sensations que j’ai maintenant oublié ; le vent sur ma peau, le froid du carrelage, la douleur des gravillons, toutes ces choses qui sont si insignifiantes pour vous.

    J’ai quatorze ans, j’suis con mais j’ai ouvert les yeux sur beaucoup de choses. Ce serait trop long à énumérer mais mon accident m’a permis d’ouvrir une nouvelle porte sur mon existence. A l’époque, je ne voyais aucune échappatoire au Quartier. Depuis, on m’a offert une nouvelle chance. Même si je suis handicapé à vie, je suis désormais entouré de prés et de forêts, nous vivons dans une grande maison équipée spécialement pour moi, nous avons un chien qui passe son temps à dormir ou à aboyer et j’ai même une petite sœur. J’ai l’air d’être triste ou perdue ? Ce n’est pas parce que je suis fatalement stoïque aux choses que je ne ressens que du négatif. Derrière moi les erreurs et les mauvais jours, derrière moi les conneries des jeunes de mon âge.

    Derrière moi drogues, vols et Quartier.

    Ici, l’air est frais, loin de sentir le vice. Tout est naturel, tout est merveilleux. J’explore de nouveaux horizons, j’arrive à respirer sans me tordre les côtes sous l’odeur des pots d’échappement ou des cigarettes Ducal complètement dégueulasses. Ici, je vis au jour le jour, observant les animaux furtifs et les arbres frissonner sous le vent. Le soleil est différent, tout comme la Lune et le ciel en général. On voit les choses sous un autre angle.

    Mais mon envie de marcher s’agrandit. Plus je vois ces herbes folles se balancer au gré du vent, plus j’ai envie de marcher à même le sol et de sentir la fraîcheur que cela m’inspire. Et même si j’sais que c’est impossible, j’ai quand même envie d’essayer. Ouais, il est tôt et la tempête annoncée approche. Je prends pourtant le risque. Et je m’empare de ma cuisse avec force, serrant les doigts dessus pour soulever ma jambe. Je fais pareil avec l’autre, joignant les pieds sur le sol alors que je ne sens rien. Je me hisse par la force de mes bras sur le fauteuil pour me lever, un coup de bassin pour vivement me redresser et… je chute vers l’avant pour me retrouver le visage dans la terre.

    Génial.

    J’pensais à quoi, au fait ? A un miracle ? N’importe quoi. Mais mes mains touchent l’herbe fraîche et je me redresse avec difficulté pour voir ça de plus près. Mes jambes sont tendues et je ne sens rien du tout, pas même cette foutue mouche qui se pose sur mon tibia tout fin. Je lève mes yeux vers le ciel sombre, vers la Pleine Lune qui disparaît à nouveau derrière les nuages, et je serre la mâchoire. Expirant avec exaspération, j’me laisse tomber sur le dos avec fatalité et ferme les paupières. Au loin, j’entends un coup de tonnerre et le bruit m’envahit les oreilles pendant un instant. J’en ai oublié que le sifflement incessant du vent s’était calmé quand je suis tombé.

    J’ai l’air con, le visage plein de terre. J’m’en fous. J’ai décidé de rester là pour la nuit. De toute façon, j’pourrais pas me relever sans aide puisque mon fauteuil n’a même pas un cran de sécurité pour qu’il reste en place le temps que je m’y réinstalle. Alors je soupire maintes et maintes fois, gardant les yeux fermés et écoutant simplement l’orage qui se rapproche alors que le froid passe à travers mon vieux pull en laine. Vous croyez que j’ai envie de mourir ? Bah tiens, ce serait marrant. Avoir attendu tout ce temps pour mettre fin à mon existence ? Ce serait stupide, nan ? Vous me prenez pour un con ou un suicidaire ? Arrêtez donc. Déjà, y a que moi qui aie le droit de me traiter de con. Et suicidaire, j’en suis pas un. J’suis juste quelqu’un de bloquer envers les gens, maintenant. Je n’ai pas envie de me faire d’amis, je n’ai aucun geste affectueux envers ma petite sœur et je ne cause même plus avec mes parents. J’ai l’impression d’être une statue mobile et j’crois même que c’est le cas. J’suis très bien tout seul.

    Et alors que j’entends vaguement ma mère m’appeler sur le perron sans voir mon fauteuil roulant dans la nuit, j’me mets à chialer comme un gosse, couvert de terre et d’herbe, les bras sur le visage et la mâchoire serrée.

    Je ne marcherais plus jamais.


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  • Encore une journée pourrie qui commence. L’hiver approche, il fait froid, et je me sens horriblement fatigué. Pas moyen, en ce moment, de dormir correctement. D’une part parce que les parents n’arrêtent pas leurs petites affaires sexuelles, d’autre part parce que j’ai mon estomac qui bosse tout le temps. L’idée de me planter un couteau dans le ventre m’a traversé l’esprit, j’avoue. Peut-être que cela m’aurait permis d’aller mieux. J’ai une digestion de merde, une santé de merde, et aucun médecin n’a encore réussi à calmer ça.

    Bref. Je marche le long du trottoir, sac de cours sur une épaule, fixant le sol. J’aime pas porter mon regard sur les environs. Ca ne change jamais, par ici ; le boulanger ouvre son magasin, la coiffeuse arrive en retard pour son premier rendez-vous, le binoclard de facteur se dirige vers La Poste pour sa matinée de livraison. La routine. Et moi, je vais à l’arrêt de bus du coin. Comme d’hab’, il est en avance.

    J’entre dans le transport en commun et cherche une place vers les sièges du milieu du car. Au fond, j’aperçois Monsieur Macho de Première qui garde les cinq sièges du fond, assis au milieu. Je hais ce type. Je m’installe, ouvre mon sac et sort mon bouquin. A peine ai-je le temps de lire une ligne qu’un individu se place à côté de moi sans demander la permission. Je lève la tête, regarde l’intrus. C’est qui, lui ? Mec grand, blond aux yeux bleus, carrure athlétique et vêtements décontractés. Il ne daigne même pas poser un œil sur moi. Ouais, encore un qui veut se la péter jusqu’au bout. Je remets mon nez dans mon livre et le bus démarre enfin. En avant pour trois quart d’heure de route, comme chaque matin. Au bout d’un certain moment, j’arrête de lire et regarde par la vitre. Le temps se couvre, les nuages deviennent noirs. Je vais encore me taper une saucée monstre. Quelques gouttes de pluie tambourinent déjà contre la carlingue, j’observe l’eau s’abattre de plus en plus contre la vitre. Mon reflet me renvoie un visage anxieux. J’ai tendance à me sentir mal dans les transports. D’après ces enfoirés de médecins, je commence à avoir une santé fragile. Qu’est-ce que ça peut me faire ?

    Un autre visage se reflète. J’avais oublié que je n’étais pas seul. Le blond observe aussi l’extérieur, imperturbable. Sans m’en rendre compte, je l’ai scruté à travers la vitre pendant plusieurs secondes avant de me sentir totalement con et de baisser la tête sur mon bouquin. Ce type doit me prendre pour un barjot mais qu’importe. Je me concentre sur l’histoire que je suis en train de lire. Encore quelques pages avant la fin et tout se transforme en drame. Exaspérant le fait que toutes les histoires homosexuelles se finissent mal ! Je me redresse, prend une profonde inspiration et remarque alors que mon voisin a les yeux rivés sur le livre. Aussitôt, mouvement méfiant et irrationnel, je cache les pages avec mon bras. Il le remarque, nos regards se croisent. Il a franchement de beaux yeux, ce mec ! Autre chose me frappe : ses lèvres s’étirent en un léger sourire. Vraiment charmant, y a pas à dire. Je me décrispe lentement, sans cesser de le fixer. Bizarrement, il m’inspire confiance. Dur de se mettre ça dans le crâne alors que j’ai toujours été seul. A part Internet à la maison, les tchats en ligne, je n’ai aucune relation amicale. Et surtout pas dans le bled paumé où j’habite… Il m’adresse alors la parole d’une voix grave et avec un accent un peu américain :

    « Pardon de t’avoir dérangé dans ta lecture. »

    Ce type ne vient pas d’ici, ça ne fait aucun doute. Personne ne m’adresse la parole, à part pour m’insulter ; le snob, le rat de bibliothèque… Je n’ai franchement pas la réputation d’être un grand bavard. J’ose cependant ouvrir ma bouche, la voix légèrement rauque et timide, rougissant certainement des pommettes :

    « C’est pas grave. Je m’arrête là, de toute façon. »

    Je range mon bouquin. L’arrêt du bus n’est plus très loin. La gare, c’est là le terminus. Je regarde à nouveau par la vitre. Les gens courent dans tous les sens, certaines filles essayent de garder leur cartable sur la tête pour éviter de mouiller leurs cheveux. La pluie est devenue forte, une vraie tempête. Le vent s’affole, les arbres ne savent plus où donner de la tête. Le car s’arrête à son emplacement habituel, le Beau Gosse se lève et me laisse passer, ce qui fait inévitablement grogner les Emmerdeurs de Service du fond. Pris de court, gêné, je passe et sort rapidement. Par où aller ? La vue devient de plus en plus réduite. Un brouillard s’est abattu dans le coin. Tu parles d’une météo… Hier, à la télé’, ils disaient qu’on aurait du soleil toute la journée, mon œil ! Restant sur place pour essayer de retrouver mes repaires, les élèves me bousculent pour chercher un abri. Un parapluie ouvert et cassé passe devant mes jambes, emporté par le vent. Je sens alors une main attraper la mienne et je suis tiré vers l’avant. Je suis des yeux le bras qui me tient, remarque un blouson en cuir avec une tête de mort dans le dos, une carrure d’athlète et un jean délavé ; des cheveux blonds, trempés et coupés au bol. Sans me soucier d’où je vais, je me laisse entraîner. D’un coup, tout s’éclaire et je suis au sec, dans le hall de la gare. Plus d’une cinquantaine de personnes sont venues chercher refuge ici et cela me donne la nausée. Je ne supporte pas la proximité avec les gens. Je tremble de froid, je sens des gouttes d’eau rouler le long de mon dos. Le blond m’a lâché la main, a passé un bras autour de mes épaules. Je lève les yeux vers son visage. Il me sourit légèrement, sûr de lui, et se met à marcher vers le petit bar déjà bien remplit de visiteurs aussi trempé que moi. Je le suis, ne voulant absolument pas quitter son étreinte. Il sort son porte feuille de la poche arrière de son pantalon et tend un billet au serveur pour commander un chocolat chaud. Pourquoi je n’arrive pas à être anxieux en sa présence ? Ses yeux bleus se posent à nouveau sur moi, comme s’il me connaissait. De sa main libre, il prend la tasse de chocolat chaud et me la passe tranquillement, se penchant vers moi pour venir me parler à l’oreille, évitant le brouhaha incessant des autres :

    « Je t’ai trouvé, Epine de Sang. »

    Je n’en reviens pas. Ce type vient d’utiliser mon pseudo le plus courant sur le net ! Mes yeux s’écarquillent, mes lèvres s’entrouvrent et je n’ose dire un mot. Réflexe totalement bidon de ma part : je penche la tête sur le côté, tel un chat, interrogatif. Cela fait sourire un peu plus l’Ange Blond qui me fait alors face et retire son bras de mes épaules. Ses mains se posent sur les miennes alors que je tente de ne pas lâcher la tasse chaude.

    « Après trois ans de correspondance, je n’ai pu m’empêcher de venir te voir. »

    Trois ans de correspondance ? Ca s’éclaircit un peu. Je n’ai qu’une toute petite poignée de contacts qui date de plus d’une année. Cependant, je n’arrive pas à mettre un nom sur lui. Blond aux yeux bleus… Cette description ne me rappelle rien.

    Il m’attire hors du bistrot, revenant dans le hall bondé de monde pour essayer de trouver une place où s’asseoir. Là-bas, près des portes automatiques, un petit emplacement nous attend. On s’y installe, mouillant le sol sur notre passage, et, cul par terre, on s’adosse au mur. Tout se bouscule dans ma tête et je n’arrive toujours pas à trouver des réponses à mes questions. J’ose porter la tasse à mes lèvres, prenant une bonne gorgée de liquide chaud dans ma bouche. Ca fait un bien fou. Et le sucré était ce qu’il me fallait. Je sens une migraine s’installer dans mon crâne, quelque chose commence à m’enserrer les entrailles. Les paroles des médecins les plus formels me revinrent en mémoire « vous avez une santé de plus en plus fragile ». Ouais, on s’en moque. Le blond passe un bras autour de mes épaules, frictionnant mon bras de sa main pour essayer de me réchauffer. Voyant que je n’ai aucune réaction, il reprend la parole :

    « Je suis Riku-san, l’anglais francophone. »

    Ca me revient enfin. Mike, de son vrai prénom. Enfin, j’ose me détendre et laisse ma tête rouler vers son épaule. Je ferme les paupières, souriant légèrement, me collant le plus possible contre son corps svelte et chaud. Mike est là, venu d’Angleterre exprès pour moi.

     

    Me serais-je endormi ? Je me sens étrangement faible et léger. En tout cas, il fait bon. J’ouvre les yeux… Tout est blanc, c’est ce qui me permet de voir la présence de Mike grâce à son blouson noir. D’abord, la vue est un peu floue. Peu à peu, je m’habitue à la lumière. Ma vision me surprend. Je vois les choses du plafond, et non pas du lit où mon corps est allongé. Mike tient ma main entre les siennes et garde la tête baissée. Je lève mon bras, regarde ma main transparente pour me rendre compte que je ne sens pas sa chaleur. Mon corps est inerte, les machines électroniques ne fonctionnent plus. La porte de la chambre s’ouvre, un médecin entre. Et alors, je remarque deux choses : on me recouvre entièrement du drap blanc, et Mike est en train de pleurer.

    Je me mets à hurler comme un malade, entendant les échos de ma voix, me tournant et retournant sur moi-même en essayant de chasser ces images de ma tête. J’essaie de quitter le plafond pour approcher Mike mais impossible. C’est comme si j’étais enchaîné contre le mur.

    J’observe les va et vient des infirmières qui prient mon visiteur de partir, mes parents, dans l’entrée, qui n’osent passer le pas de la porte. Aujourd’hui, journée maussade. Je me suis réveillé deux fois : une fois dans mon lit, une fois contre le plafond de l’hôpital. La pluie s’est calmée mais tombe encore, le ciel se charge de blanc et annonce l’arrivée imminente de l’hiver. Normalement, j’aurai dû fêter ma vingtième année le 10 décembre. Le Destin en a choisi autrement. Je pleure ma propre mort, sans pouvoir toucher une dernière fois Riku-san, dont j’avais appris à aimer la chaleur.

    J’ai beau être triste, aucune douleur ne vient me lancer dans mon corps.

    Je flotte, je vole et je ne respire pas.

    Je suis mort.

    Et je n’arrive pas à quitter le monde des vivants.


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  • Nous partons au combat, nous, chevaliers des temps modernes. Militaires de carrière, nous marchons dans les broussailles, Famas à la main, prêts à tirer sur les ennemis. Nous sommes dans une vraie jungle, nos adversaires sont aussi bien hommes qu’animaux. Le Capitaine se retourne, me dévisage, me sourit légèrement. J’ai à peine vingt-trois ans et on m’a envoyé dans cette patrie pour servir mon pays. Finalement, je n’ai pas beaucoup appris de l’armée de terre. Tout ce que je sais, en ce moment même, c’est que nous risquons tous notre vie. Le Capitaine est le seul homme de notre troupe à partager un passé commun avec moi ; c’est mon frère aîné. Toujours un exemple pour moi, je l’ai suivi sur les traces de la légion dès mon obtention du diplôme de l’université où j’étais. Dans ma tête, je n’avais vu que treillis et armes jusqu’au jour où je suis entré dans l’armée. De bons souvenirs.

    La tension est palpable. Tous les hommes sont en sueur, y compris moi. La seule femme parmi nous reste étrangement calme et assurée. Parfois, je lui jette quelques coups d’œil, impressionné par son tempérament de feu. Bien que nous sachons où nous allons, nous n’arrivons pas encore à calculer ce qui nous attend. Des frissons me parcourent le dos dès qu’une goutte de sueur passe, mes mains sont moites, mes rétines me brûlent tellement j’angoisse sur ce terrain qui nous entoure et nous est étranger.

    Le Capitaine s’arrête alors, fait un signe de la main, m’ordonne de rester sur place avec deux autres compagnons pour garder les arrières. J’ai toujours admiré le commandement de mon frère. Si on réussit cette mission, il montera certainement en grade. Le Colonel l’apprécie beaucoup, à ce que j’ai remarqué à la caserne.

    Trois au même endroit, nous avançons à reculons en gardant le Famas bien en main. Ca transpire l’embuscade… Serait-ce une impression ? Une simple rêverie de ma part ? Qu’est-ce que j’aimerai être en France, chez moi, dans mon lit. Ma femme me manque, mon fils aussi. J’ai été si fier d’entrer dans la légion et maintenant, j’ai peur. Je suis effrayé à l’idée que la mort pourrait me prendre dans la seconde qui suit. Est-ce que mes compagnons ressentent la même chose ? Je ne sais pas. Je n’ai pas envie de voir leur visage.

    Concentré sur les sons alentours, je me crispe soudain en entendant des coups de feu. A côté de moi, de légers gémissements avant que les soldats de ma patrie ne tombent. Apeuré, je me lance directement derrière un arbre et colle mon dos au tronc. Le Famas plaqué contre le torse, je respire lourdement. Quelle galère ! Qu’est-ce que je suis censé faire ? Me jeter dans la gueule du loup et attaquer ? M’enfuir comme un lièvre ? Si je partais maintenant, mon frère m’en voudrait… Je prends une profonde inspiration et décide de montrer le bout de mon nez. Une silhouette, là-bas, entre les arbres. Je tire directement et le corps s’effondre. Je me mets à courir vers cet endroit pour voir si j’ai bien touché ma cible et me fige sur place.

    Un enfant.

    J’ai tué un enfant.

    Un enfant armé.

    J’imagine mon fils à sa place et sens les larmes monter. Comment peut-on utiliser des gamins pour faire la guerre ? C’est ignoble ! Cruel ! Je laisse tomber mon Famas sur le sol et me met à genoux. Je n’ai jamais cru en Dieu et, pourtant, je joins les mains devant moi et me met à prier pour ce gosse à peine plus âgé que le mien. J’étais un simple adolescent quand j’ai eu mon enfant. Maintenant père, c’est dur de pouvoir imaginer un fils si jeune partir au combat. Une main se pose sur mon épaule. Mon Capitaine est là, accroupit à côté de moi, et semble désolé.

     

    « La vie est cruelle en ce monde, nous n’y pouvons rien. Aucune pitié n’est tolérée quand on doit gagner. »

     

    Ces mots font mal et me tranche le cœur ainsi que l’estomac. J’ai envie de vomir ma culpabilité. Je n’ai plus envie d’être militaire, plus envie de rester dans ce pays. Tout le poids de la solitude me tombe sur les épaules, mon crâne me fait mal, mes mains tremblent. Pourtant, le Capitaine se redresse et me tend mon Famas. Je veux rentrer chez moi… Je me relève et reprend l’arme, comme un con. Je suis le Capitaine à travers les hautes herbes et m’arrête pour contempler l’étendu des dégâts : un village tout entier, brûlé et assiégé par les hommes de la légion, chacun aide d’autres à porter les corps des paysans morts. Des armes sont éparpillées sur le sol, et des gamins sont pétrifiés dans leur propre sang. Cette horreur me donne la gerbe et je vomis le casse-croûte du matin. Alors c’est ça, la guerre ? On s’en prend à de simples paysans qui essaient de se défendre avec des armes données par leur propre armée ?

    Je ne suis pas fier d’être un soldat. Je suis encore moins fier d’être un français. Si c’est ça, protéger notre pays, alors je préfère mourir que de tuer. Mon nez coule, je passe mon avant-bras sous mes narines. Mes doigts se crispent, je lâche mon arme et serre les poings tout en redressant la tête vers le ciel.

    Et je me mets à crier.

    A crier pour m’arracher les amygdales, pour montrer à ma légion que le carnage n’arrange rien, pour leur montrer que je suis contre tout ça. J’ai eu peur pour ma vie, maintenant j’ai peur pour celle des habitants de ce pays. Je deviens dingue. Mon Capitaine essaie de me rassurer avec des paroles incohérentes et je cris de plus belle, m’acharnant à tourner en ronds jusqu’à perdre l’équilibre. Et une fois vidé de mon soûl, on me porte dans la Jeep pour me ramener au campement.

     

    Aujourd’hui, je suis enfermé. On me détient entre quatre murs blancs, dans un centre psychiatrique qui a pour but de me réintroduire dans le monde normal. Je ne parle plus, je ne regarde plus les gens en face. En fait, depuis deux ans, je mange, je bois, je dors et je vais aux chiottes. On m’a emmené ici parce qu’on me croyait fou, aliéné. Dès qu’on me dit que mon frère me rend visite, je hurle sans prononcer de paroles pour qu’ils sachent tous que je ne veux pas le voir. Je ne veux plus voir personne.

    Elle est belle, la France. On nous envoie batailler contre des paysans amaigris et quand on se rend compte du massacre, on nous prend pour des déséquilibrés mentaux. Je hais mon pays. Et je sens que je ne suis pas le seul à le haïr, dans ce monde. Quelque chose me dit que les guerres ne finiront que lorsqu’il n’y aura plus personne pour en créer. Alors je reste là, lisant les nouvelles quand on m’apporte le journal hebdomadaire. Je ne sais pas ce que sont devenus ma femme et mon fils et, pour le coup, je m’en fous. Loin d’eux, je suis sûr de ne pas leur faire de mal. Après avoir vu l’horreur, j’ai peur d’être réellement devenu fou.

    Et je suis fier d’être fou.


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