• Je l’ai vu, debout sur le trottoir, planté comme un piquet. Comme s’il n’était rien. Il fixait le vide avec un visage indéchiffrable, la pluie martelait ses cheveux courts et ses larges épaules sans que cela ne le perturbe outre mesure.

    La sonnerie du début des cours retentissait, tout le monde se précipitait dans l’établissement en échappant aux trombes d’eau qui s’étaient abattues d’un seul coup sur cette ville crasseuse et grise. Moi, je suis resté planté là, comme un con. A l’observer.

    A observer ce type qui ne semblait plus vivre.

     

    Une enveloppe vide. Fragile. Prête à se fissurer et à tomber en mille morceaux. Ses yeux étaient ternes, creux de toute émotion. Ce n’était qu’un bâton tenant miraculeusement debout sur le bitume, les semelles de ses chaussures comme scotchées. Sa poitrine se soulevait à peine sous une respiration lente et macabre.

     

    Je suis réputé pour être un salopard, un castagneur. Je cogne à tout va, je me fais virer des cours, j’insulte quiconque me regarde. Je n’ai peur de rien, pas même de la Mort. Qu’elle vienne, cette pute ! Dans un combat singulier entre elle et moi, je gagnerais à coup sûr. Je n’ai pas d’amis, juste des potes par-ci par-là qui se fourrent dans la merde jusqu’au cou avec moi parce que cela nous offre de l’adrénaline. Je ne respecte aucune règle, ouvre les portes sans demander l’avis de personne. Disjoncte dès qu’on veut m’imposer quelque chose.

     

    Là, à la vue de ce gars bousillé, j’ai flanché. Je suis resté sur le trottoir, les yeux rivés sur lui, pendant des minutes –ou des heures. J’ai senti mes couilles se barrer en courant, mes mains trembler dans mes poches, la pluie se déverser sur moi en essayant de m’engloutir. Je ne voyais que lui.

    Ou plutôt ce corps vidé.

    L’espoir n’est pas un mot que j’emploie car j’y crois pas. Tout comme l’amour, la passion ou toutes ces autres conneries bonnes pour les gamines de six ans. Et pourtant, m’attrapant à pleine gorge, c’est bien le manque d’espoir de ce type qui m’a interpellé et m’a bloqué. J’étais face à la Mort d’un autre que moi. Il se laissait irrémédiablement mourir, je le voyais très bien. Moi, l’égoïste et l’égocentrique, ce connard m’a ouvert les yeux sur sa personne.

     

    Mon propre reflet sur cette vitre de merde.


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  • Je m’adosse au mur, comme tous les matins, et croise les bras en attendant le début des cours. Des potes me rejoignent, ne s’offusquent pas de mon indifférence faciale.

    Ils ont l’habitude.

    Les autres élèves passent toujours devant moi en chuchotant. Toujours à juger simplement parce que j’ai l’air différent.

    Tous me jugent.

    Sauf Lui.

    Mes yeux se posent automatiquement sur ce gars souriant et sociable. Il porte ses cahiers entre ses bras. N’a-t-il donc pas de sac du tout chez lui ? Je le vois toujours trimballer ses affaires comme ça depuis la rentrée scolaire. Pas pratique.

    Il est entouré d’une belle bande d’hypocrites. L’un d’eux murmure en passant devant mes potes et moi.

    — Ah ?

    Lui. Il tourne la tête vers moi, me sourit, puis répond à son compagnon d’une voix forte :

    — Je trouve que ça lui va bien, moi.

    Ils continuent tous leur chemin. Je le suis du regard, toujours physiquement indifférent. Avait-il parlé de ma cicatrice ? C’était forcément ça. On ne voit que ça quand on a le malheur de me regarder : une longue balafre qui commence sous mon œil et termine dans mon cou.

    Dégoûtant. Affreux.

    Lui a trouvé que ça m’allait bien ?...

     

    Cette clope me dégoûte. Je la fixe d’un œil amer avant de finalement l’écraser sur le macadam. J’ai mal au cul à force d’être assis là, dans l’ombre, contre le gymnase où se déroule un match de basket. Je soupire en tapant l’arrière de mon crâne contre les briques.

    Je m’emmerde. Royalement.

    J’entends des pas qui viennent dans ma direction. Jette un coup d’œil au mégot écrasé par terre. Qu’importe si je me fais renvoyer. Je n’ai rien qui me rattache à cette vie, de toute façon.

    — Salut.

    Sa voix.

    J’en sursaute intérieurement. Lève les yeux vers Lui. Il sourit. Ses bras tiennent encore ses cahiers.

    Je ne dis rien. Je parle rarement.

    — David, c’est ça ?

    Il connaît mon nom. Aucun signe de ma part, il en déduit qu’il a raison. Oui, je m’appelle David.

    Il s’accroupit pas loin de moi, pose ses affaires par terre.

    — Tu te mets toujours à cet endroit quand tu veux être tranquille.

    Comment il sait ça ?

    — J’ai hésité un moment avant de me décider à te parler. J’espère que tu ne m’en veux pas de te déranger.

    D’habitude, c’est avec tes potes que tu parles autant. Pourquoi donc moi, maintenant ?

    — Je…

    Il a entendu mes pensées ? Il hésite à continuer. Je vois même qu’il rougit.

    — J’ai envie de te connaître. Tu… m’attires comme un aimant (petit rire forcé). Le temps que je m’en rende compte, je recherchais déjà ta présence partout.

    Mon sourcil se hausse sous la surprise. C’étaient mes yeux qui le cherchaient jusqu’à présent. Je n’étais donc pas le seul ?

    Je le fixe, toujours indifférent. Ouvre les lèvres pour la première fois de la journée. Ma voix est rocailleuse, ma gorge me gratte.

    — Tu parles toujours autant ?

    Quelle question. Il est comme ça avec tout le monde alors pourquoi pas avec moi, au final ?

    — Désolé. Je suis… Tu m’intimides vraiment et mes mots sortent tout seuls.

    L’intimider ?

    — C’est une blague ?

    Il parait surpris par ma question. Puis attristé.

    — Je voulais vraiment…

    Sa voix déraille. Pour la première fois depuis que mon regard le suit, je vois son sourire disparaître.

    J’entrevois de l’angoisse, de la tristesse, de la douleur.

    Mon cœur se serre.

    Nous restons silencieux un moment. Jusqu’à ce qu’il repose son regard sur moi… Des larmes.

    — Je ne sais pas comment l’expliquer mais… j’ai besoin de toi. Je suis effrayé, je ne comprends pas et…

    A nouveau, sa voix se casse. Je me penche en avant.

    Fait incroyable : j’avance une main vers lui. Je fixe mes doigts, intérieurement ravagé par la stupeur.

    Je ne suis pas tactile. Et j’évite autant que possible les contacts physiques.

    Il remarque ma main. Renifle. La prend entre les siennes. Je ne comprends pas. Un besoin de le protéger monte en moi. Son contact ne m’écoeure pas. Ses doigts froids me font frissonner.

    En fait, j’aime sentir sa peau.

    Il soupire d’aise. Moi, je ne vois plus que lui. Tout s’efface aux alentours.

    Je ressens une profonde souffrance émaner de lui.

    Ressent-il quelque chose émaner de moi ?

    Il a besoin de moi. Et cette évidence me saute au cou sans prévenir. Qu’a-t-il vécu –ou que vit-il- pour se raccrocher à un type comme moi ?

    Nos regards se croisent. Tout ça n’est pas une blague. Doucement, sans lâcher ma main, il se glisse à côté de moi pour s’asseoir. Son épaule effleure la mienne. Je le sens se mettre à trembler.

    Il fixe le sol et murmure :

    — Protège-moi.

    J’en ai bien l’intention. Je n’ai même pas le temps de réfléchir. Hoche juste la tête en silence. Il soupire, je sens ses muscles se relâcher un peu.

    — Je ne veux plus rentrer chez moi.

    Moi non plus. A la maison m’attend seulement ma mère, ivrogne et particulièrement conne.

    — Mon père me viole.

    Le choc. Je déconnecte un instant de la réalité. Mon cerveau créé des images sordides avec Lui en personnage principal.

    Mes doigts se resserrent sur sa main.

    Il comprend.

    Je ne le laisserai pas rentrer chez lui.

    — C’est quoi l’histoire de ta cicatrice ?

    On en est aux aveux de vies passées dans la douleur, l’incompréhension. L’impossible.

    — Mon père s’est suicidé en perdant son emploi. Ma mère m’a jugé coupable et envoyé sa première bouteille de Whisky à la figure.

    Il tourne la tête vers moi. Décroche l’une de ses mains de la mienne et approche ses doigts de mon visage. Des mèches de cheveux tentent désespérément de cacher cette immondice.

    Il effleure ma balafre du bout de l’index. Puis glisse mes cheveux derrière mon oreille.

    Son léger sourire m’emprisonne.

    — Elle te va vraiment bien.

    Dans un nouveau silence, nous partageons notre passé, nos douloureux souvenirs. Notre besoin de Liberté.

    Je colle mon épaule à la sienne.

    Nous fermons les yeux en même temps.

    Je sens mes lèvres s’étirer légèrement pour la première fois depuis des années.

    — Partons.

    Où que nous irons, nous serons désormais ensemble. Loin de nos sanglantes blessures.

    Si vous nous cherchez, le Ciel nous a emporté,

    David et Thomas.


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  • Je me souviens de notre rencontre ; son regard a rencontré le mien, séparés par la surface peu agitée de l'eau. Je me penchais par-dessus mon canoë pour mieux l'observer, et lui, en compagnie des siens, faisait des bulles avec son évent.

    Puis il a sorti une nageoire pectorale de l'eau, comme s'il voulait me dire bonjour. L'a agité, tout simplement. Quelque chose naissait entre nous. Un lien si fort que les larmes sont venues inondées mon visage.

    Sa tête a traversé la surface de l'eau et il a effleuré très délicatement mon embarcation de son museau en poussant un petit son aigüe. Son œil, braqué sur moi, semblait lire en moi.

    Il était magnifique, majestueux.

    Si pur, si délicat.

    Ses compagnons ont tourné inlassablement autour de moi, par curiosité. Lui, il est resté là, à me jauger fièrement, amicalement.

    Amoureusement.

    Lorsqu'il a replongé, j'ai eu peur.

    J'ai été terrorisé par l'étendue d'océan tout autour de moi. La côte était bien loin. Et la solitude a été pesante.

    Il est revenu. De l'autre côté du canoë. Le bec ouvert, les dents et la langue à découvert.

    Heureux.

    Libre.

    Il est là.

    J'étais persuadé qu'un être aussi intelligent ne pouvait pas souffrir de la peur. Sa cicatrice en forme de croix sur le front me prouvait presque qu'il était même très brave. Tout ce groupe, ensemble, semblait invincible. Lui plus que les autres.

    Lui, c'était certainement le pilier. Le chef. Le dominant.

    Ou était-ce ce qu'il voulait faire croire.

    J'ai avancé ma main vers lui. Je n'ai pas pu m'en empêcher. Il était si sûr de lui ! Et il n'a pas bougé. Le museau toujours ouvert, il m'a observé faire de son œil affectueux. Lorsque mes doigts ont rencontré la peau lisse de sa tête, je n'ai pu retenir mon sanglot d'émotion. Il a lui-même poussé un autre petit son.

    Nous nous sommes connectés. Dans le respect mutuel. Dans la curiosité.

    Nous étions un.

    Nous sommes un.

     

    Il est là.

    Entre les filets, pris au piège avec ses congénères. Les japonais leur tournent autour pour choisir qui deviendra esclave en captivité et qui devra mourir au nom de l'alimentation.

    Il est là.

    Hurlant de peur, se sentant humilié et trahi.

    Du haut de ma falaise, accompagné par d'autres spectateurs impuissants, je pleure. Mes mains tremblent en tenant aussi fermement que possible ma paire de jumelles.

    Je vois sa cicatrice en forme de croix à travers les verres.

    Il est là.

     

    Tous les globicéphales s'entortillent dans la baie de Taiji, attendant leur sort. Certains se sont déjà blessés contre les rochers. D'autres, les plus jeunes d'entre eux, se coincent dans les filets en criant à leur mère de les libérer.

    C'est comme si je les comprenais.

    Comme si je le comprenais, lui.

    Il est le seul à garder la tête constamment hors de l'eau, à observer les alentours. Entouré des siens qui l'éclaboussent sans autre forme de procès. Pleurant à l'unisson avec tous.

    Pleurant à l'unisson avec moi.

    Je ne peux rien faire.

    Nous ne pouvons rien faire...

    Je vois des japonais plonger dans la cohue. Ils attachent la queue des dauphins voués au couteau.

    Je vois mon Ami disparaître sous l'eau.Et un bateau s'éloigne en le tirant par la nageoire caudale.

    Mes jambes se dérobent, mes genoux touchent violemment le sol. Mon cœur s'arrête de battre un instant, mes bras tremblent.

    Je ne peux plus avaler ma salive.

    Je vomis mon déjeuner.

    Je chiale comme un gosse.

    A mes côtés, des filles s'effondrent en hurlant.

    Je suis à l'agonie.

    Quelque minute plus tard, je sens l'effroi m'envahir. Comme connecté avec mon Ami, mes yeux restent grands ouverts sur le vide. Mon esprit quitte mon corps un instant alors qu'autour de moi, les bénévoles se rejoignent en silence. A genoux, les mains retournées sur mes cuisses, la bouche béate, j'attends.

    D'un coup, le lien se casse.

    La noirceur engloutie la Vie.

    Je ne ressens plus rien.

    J'ai l'impression d'entendre un cri.

     

    Mes oreilles sifflent.

    Dans ma nuque, une douleur s'installe. Atroce, déchirante.

    Je hurle.

    La souffrance descend le long de mon dos.

    Je me secoue dans tous les sens.

    « Pourquoi ?! »

    « Pourquoi me tuez-vous ?! »

    « Qu'ai-je fait ?! »

    J'ai froid. Ma vision se trouble. Je ne ressens plus rien physiquement.

    Mentalement, je suis déchiré. Angoissé.

     

    Quand je reprends conscience, je suis toujours à genoux. Mes larmes ont séché avec la morve qui a coulé de mon nez. De ma bouche ouverte sort un dernier sanglot.

    Je cligne douloureusement des yeux.

    Il était là.

    Et maintenant, il n'y est plus.

     

    (PS : Je me suis imaginé dans la peau d'un membre de Sea Shepherd, avec les Gardiens de la Baie. Même si je rêve de m'y engager, je n'en suis pas membre. Je respecte leur travail et me demande par quelle force et quel courage ils sont animés pour pouvoir assister à ces massacres sans rien pouvoir faire. Je me sentirais si inutile... Grand respect à cette organisation, ainsi qu'à son fondateur Paul Watson.)


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