• Je ne sais pas comment faire comprendre aux gens qu’il vaut mieux m’éviter, en certaines occasions. J’ai beau le leur répéter, ils le prennent mal et continuent à me poser des questions existentielles totalement incohérentes. Ensuite, on se plains de moi, on m’en veux, on renie mon existence, on me fui et on ne cherche même pas à me comprendre.

     

    Que les gens aillent se faire foutre.

     

    Pourquoi devrais-je m’inquiéter pour des personnes sans importance ? Des personnes qui ne méritent même pas mon regard ? Je suis cruel, oui, et fier de l’être. Je suis comme ça. Et vous savez pourquoi ? PARCE QUE ! Il n’y a aucune raison valable. Je pourrais vous dire que c’est parce que je suis né comme ça. Je pourrais vous dire que mon ex m’a rendu comme ça. Ou alors que c’est simplement mon entourage qui m’a rendu comme ça. Je pourrais en sortir, des excuses. Seulement, aucune de convient parfaitement. J’ai grandi dans le silence, dans l’ombre. J’ai observé longtemps et longuement ce qui m’a toujours entouré. Je n’y ai vu que du mauvais et ça m’a suffit pour renier ma propre existence.

    Parce que moi, je ne suis pas aussi stupide.

     

    Que les gens aillent se faire foutre.

     

    Trêves de bavardages inutiles. Je me lève de mon lit, balance le drap sur le côté. J’ai très mal dormi, ça se voit. J’ai le regard vide, indifférent, qui me fixe à travers le miroir. Que suis-je en train de devenir ? Je repense une nouvelle fois à mon passé, à ces quelques souvenirs où je riais avec les autres sans me poser de questions. Avec tout ça, j’ai finalement compris qu’il était très facile de s’en prendre psychologiquement à quelqu’un. On commence par mentir, comme tout enfant normalement constitué. A force de mensonges, on en rajoute une couche. Les gens deviennent gentils, aimants… si faibles ! En réalité, je les déteste. Tous. Parce que personne n’est à mon image. Et puisque je ne peux pas créer le Monde, je détruis celui qui ne me correspond pas.

    Là, front contre la vitre froide de ma fenêtre, j’observe impassiblement les voitures qui défilent sur la route principale. Je repense à tout ça, je continus de réfléchir à ma vie –à ma mort. Je n’ai du respect pour personne. Pourtant, je ne suis pas aussi cruel que je pourrais le dire. Sinon j’aurai déjà brandi mon couteau contre quelqu’un d’autre que moi-même.

    Ma mère m’appelle, en bas. Je ne suis pas descendu de la matinée et c’est déjà l’heure du déjeuner. Je déteste ces repas avec cette conne, son abruti de mari et mon soi-disant grand frère. Mon père est mort il y a bien des années, c’est peut-être une part de raison pour laquelle je suis devenu ce que je suis. Je tape légèrement la vitre de mon poing puis descend au rez-de-chaussée. Toutes les fenêtres sont ouvertes, laissant rentrer un gros vent qui m’ébouriffe encore plus les cheveux. Le regard de mon demi frère se pose sur moi –c’est le seul à encore oser le faire. Qu’est-ce qu’il veut avec son air tout autant indifférent que le mien ? On n’a jamais parlé ensemble et, pourtant, ça fait presque deux ans que ces deux cons vivent avec ma mère et moi. Je l’ignore, m’installe à ma place habituelle. Aussitôt, ma mère déclare :

    « Change de place avec Armand. »

    Et en quel honneur ? Ca a toujours été ma place depuis que papa est mort. Elle ne me regarde toujours pas, évite mes yeux. Je me relève, laisse cet intrus prendre ma place. Jamais. Jamais il ne prendra la place de mon père ! Mon poing se serre, mon regard se voile de haine ; je sens au plus profond de mes entrailles que je vais gerber ma rancœur –et surtout tout l’alcool que j’ai ingurgité chez Fred hier soir. Laurent se lève brusquement, me faisant relâcher la pression sous le coup de la surprise. Ses yeux verts me fixent, me jaugent, tentent de lire en moi. Je serre les dents, émet un son grave et tourne le dos à toute la table pour m’enfuir dans la fierté –droit, tête haute, marche lente.

     

    Que les gens aillent se faire foutre.

     

    Encore une fois, je n’ai pas pu crier haut et fort mon désarroi. Je me sens minable, seul, totalement con. Depuis le début, je fais mon irrésistible égoïste, essayant de chasser ces parfaits Insectes de ma vie, mais ça ne sert à rien. Pire encore ! Laurent vient de m’affronter silencieusement. J’ouvre la porte de ma chambre, la claque d’un coup sec du pied, approche de la fenêtre. Les voitures circulent toujours aussi vite, conducteurs pressés de rejoindre leur domicile. Pas un seul ne roule à la bonne limitation de vitesse. J’aimerai pouvoir crever leurs roues, les voir crever lentement dans les flammes de leur moteur… C’est à cause d’eux que j’ai perdu mon père !

    Mes oreilles bourdonnent, ma tête tambourine. Je me sens vraiment mal. Serait-ce l’alcool de la veille ? Ou la pression du moment ? Je lève mes mains, observe mes paumes si blanches, fronce les sourcils et pense à nouveau. De quoi est donc fait ce monde pour qu’on y attache tant d’importance ? Pourquoi certaines personnes se battent encore au détriment de l’humanité ? J’ai sacrément envie d’apporter une réponse à ces questions qui m’ont paru bien connes jusqu’à aujourd’hui.

    Je tourne mon regard vers ma table de nuit. Mon couteau de chasse est là, utilisé il y a à peine deux jours pour me tailler la peau du bras gauche. J’en porte des cicatrices. Et pas mal de personnes m’en ont tenu rigueur. Je leur ai tout de suite dit d’aller se faire foutre. Ils me jugent, m’insultent… puis prennent une paire de ciseaux et font pareils. N’importe quoi.

     

    Que les gens aillent se faire foutre.

     

    Je choppe ma lame, l’observe avec application. Si quelqu’un me voyait en cet instant, il se demanderait si je n’avais pas volé les yeux d’un aigle. Mon reflet dans le miroir me montre quelqu’un de totalement différent de moi –quelqu’un de sombre, de muet, de réellement atteint mentalement. Je devrais voir un psy’… Cette idée ressort très vite de ma tête. Un psy’ ? Est-ce que j’ai une tête à aller voir un psy’ ? Je vais me faire interner, c’est tout !

    Je repose mon regard sur le couteau que je tiens. La première chose que je fais, c’est de passer le bout de ma langue sur la lame ; d’une part pour lécher mon propre sang séché, d’autre part pour la lubrifier un peu et lui permettre de couper avec plus de facilité. Hop, je la dirige enfin vers mon bras gauche, recommence mon manège à décorer ma peau de traits ouverts où le sang s’écoule lentement. La douleur et la sensation du liquide qui coule me calment aussitôt. Ca fait du bien ! Un bien fou et inimaginable. Même mon ex, quand il m’a baisé trop fort à m’en déchirer le cul ne m’a pas fait autant d’effet.

    Finalement, je termine par une longue et belle balafre tout le long de mon poignet. Profonde, très profonde. Je lâche le couteau, laisse le dos de mes mains se poser sur mon matelas alors que je m’assois et observe le ciel bleu de ma fenêtre. Mon regard se vide, je laisse mes lèvres entrouvertes. Derrière moi, la porte s’ouvre. Je sens une présence dans ma chambre… mais j’ai perdu la force de me tourner. Merde, je crois que j’ai coupé trop profond là…

    Laurent se met devant moi. Ses yeux paraissent surpris par le spectacle. Et, aussitôt, il s’agenouille devant moi et observe les dégâts en prenant mon bras meurtris entre ses mains qui me semblent douces et tendres. Je le fixe sans trop comprendre ce qui m’arrive. Il prononce des mots incompréhensibles, me jette des coups d’œil alarmés. Je le vois arracher une bonne partie de mon drap sale, tamponner le tissu sur mes blessures.

    Finalement, je sombre dans l’inconscience…

     

    Que les gens aillent se faire foutre, c’est la dernière chose dont j’ai pu penser.


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  •           Je suis né le 21 août 1992, en pleine canicule. L’été se montrait sans pitié, dit ma mère encore aujourd’hui. Elle m’a expliqué pas mal de choses concernant ma naissance. Mais jamais l’essentiel… J’ai ouvert les yeux le jour où une vingtaine de personnes ont trouvé la mort par déshydratation. Je pleurais, je hurlais comme un malade à la recherche de chaleur. Les médecins ne voulaient pas me lâcher. D’après ma mère, j’ai connu la mort durant quelques secondes avant de renaître une seconde fois. Jusqu’à aujourd’hui, je n’avais pas compris le sens de ces paroles.

    J’ai grandi avec mes parents dans la plus grande discrétion. On vivait dans une grande maison, juste à côté de la campagne. Je me souviens des criquets, de leur stupide bruit aigu qui me donnait toujours mal au crâne. On avait un jardin dont maman prenait toujours soin. Elle adorait les fleurs, et surtout ces rosiers qui grimpaient le long de la façade craquelée du garage. Je n’ai jamais eu le droit d’aller à l’école. En fait, j’ai évolué sans connaître personne d’autre que la famille. D’ailleurs, mon cousin d’un an de plus que moi venait souvent à la maison. Avec lui, j’apprenais l’orthographe, la grammaire, la conjugaison, les mathématiques… Je n’ai jamais su pourquoi c’était imposé. Ces matières m’ennuyaient plus que je n’osais le dire. Je voulais simplement chanter et dessiner, c’était ce qui m’émerveillait le plus. Seulement, je n’avais pas droit à la parole pendant ces cours forcés que nous faisaient les parents. Alors j’envoyais quelques œillades à Davis, qui me comprenait très bien.

    Je me souviens d’un jour où je suis sorti de la maison sans dire un mot. Je devais avoir six ou sept ans. J’ai marché droit devant moi en me demandant ce qu’étaient ces tours que je voyais de là où j’étais. Je me suis vite retrouvé en pleine ville, totalement paumé. Certains adultes me regardaient avec intérêt et moi, paniqué comme j’étais, je courrais dans tous les sens pour retrouver mon chemin. Je pleurais, je criais, comme le jour de ma naissance. J’avais la désagréable impression d’être emprisonné entre des milliers de bâtiments monstrueux et grisâtres, pris au piège de la pollution et des bipèdes rachitiques qui tentaient de m’arrêter. Je me suis alors retrouvé coincé dans une rue sans issus et je me suis recroquevillé sur moi-même en priant pour qu’on me trouve. Et c’est Davis qui a posé la main sur moi en premier. Je l’ai regardé à travers mes larmes et ai reconnu son sourire bienveillant et joyeux alors qu’il déclarait avec fierté « je t’ai trouvé ! ».

     

    C’est ce jour-là que j’ai voué une admiration totale pour lui. Davis est devenu une partie de moi-même. Et même si je me suis pris la claque de ma vie par ma mère, il est toujours resté à côté de moi en me tenant fermement la main. Je pense qu’il était comme un grand frère protecteur pour moi. Même si, avec les années, j’avais gagné en fierté et détermination grâce à mon signe astrologique, je me laissais toujours guidé par cette main douce et légèrement râpeuse – un Lion aux ordres d’un Sagittaire.

    Lorsque j’ai eu ma première grosse fièvre, accompagnée de filets de sang et d’un cœur entouré de nerfs à vif, Davis était là pour veiller sur moi. Il est resté à mon chevet pendant une semaine, sans se nourrir. Bien que je reprenais des forces, il ne bougeait pas de son fauteuil et ne me lâchait la main sous aucun prétexte. D’ailleurs, je crois même que c’est pour cela qu’un broc se trouvait par terre, plein de pisse. Il n’a jamais quitté ma chambre. A neuf ans à peine, je crois que j’étais complètement gaga de ce type, dans le sens où jamais il ne m’a laissé seul une seconde depuis que je m’étais perdu en ville. Depuis cette journée fatidique, d’ailleurs, je n’avais plus osé m’éloigner de la maison.

    Quelques temps après cette première crise qui, sur le coup, ne m’avais pas alerté, j’ai recommencé à étudier avec Davis et les parents. S’il restait avec moi, j’étais capable de tout. Même de faire ce que je n’aimais pas.

    C’était lui qui corrigeait mes fautes, qui entourait au stylo rouge les mots qui étaient mal conjugués.

    C’était lui qui riait devant une phrase qui ne voulait rien dire.

    C’était lui qui m’ébouriffait les cheveux et me demandait de faire de mon mieux.

    C’était lui qui me faisait vivre.

    Sans Davis, je n’étais plus rien. Pourtant, nous n’étions pas destinés à vivre cloîtrés comme des animaux en cage toute notre vie. Alors, un jour, il disparu. Je n’ai plus étudié, je m’étais recroquevillé dans ma chambre à me prendre des gifles de ma mère pour ne pas travailler, je pleurais silencieusement… J’avais simplement mal. Et ma seconde crise est survenue. Davis n’était pas là, j’étais allongé sur mon pieu à murmurer des prières incompréhensibles, serrant les poings sans réussir à desserrer les liens qui coinçaient mon cœur. Je n’arrivais plus à respirer correctement.

    Davis.

    Davis.

    Davis.

    Il m’a fallu une semaine et quatre jours pour retrouver la force de me relever. Pourtant, j’étais faible et sans vie. Je n’avais franchement plus aucune raison de marcher et d’avancer vers l’inconnu qu’était le futur. Je détestais le monde et l’ignorait en même temps. Malgré les bleus qui ne s’effaçaient plus de mon corps, malgré cette lame qui s’était enfoncée dans mon cœur, j’ai quitté la maison. Je me suis dit que si je retournais en ville, Davis me retrouverait peut-être.

    Et j’y suis allé.

    Et je m’y suis perdu.

    Et j’ai pleuré.

    Et j’ai vomi…

     

    C’est ma mère qui m’a ramassé, moi le pantin totalement désarticulé qui n’avait plus aucune ficelle comme aide. J’étais devenu l’ombre de moi-même, une âme errante qui traversait la maison des centaines de fois par jour à la recherche d’une seule personne. Je construisais un mur en acier renforcé autour de mon être afin d’éviter les gens. Plus personne ne me reconnaissait et je vivais dans ma bulle sans entendre les reproches qu’on me faisait.

    Davis.

    Davis.

    Davis.

    Ce prénom ne cessait de hanter mes pensées, mes rêves et même mes cauchemars. C’était le seul mot que je prononçais encore. Plus rien d’autre n’avait d’importance. L’image de Davis âgé de dix ans était gravée dans ma chair et dans mon sang, occupant tout mon cœur meurtri et mon esprit malade.

     

    Aujourd’hui, le 20 août 2008, la veille de mon anniversaire, je suis à l’hôpital. Je vais avoir seize ans. La veille, je m’étais évanoui dans le long couloir froid de la maison. Ma mère m’a avoué que Davis était mort dans un accident de scooter six ans auparavant. Je n’ai pas voulu la croire et une nouvelle crise m’a submergé. Je suis là, allongé sur un lit douillet aux draps blancs, à fixer les murs blancs. Tout est froid, tout est mort. Mon visage doit être bien pâle pour se souvenir de Davis aussi distinctement.

    Je n’ai pas cessé de repenser à toute ma vie, le peu de chemin que j’ai accompli jusqu’ici. Quinze années d’existence sans rencontrer le monde, sans jouir des vacances, sans avoir eu d’amis. La solitude est une chose bien pesante. Ma fierté m’interdit de pleurer, en ce jour. Dehors, le soleil est déjà bien haut et darde ses rayons à travers la baie vitrée. Pourtant, la lumière ne parvient pas à mon esprit. Je ne vois que du noir. La chaleur du jour n’arrange rien à ma froideur intérieure. Je ne suis plus rien.

    Quinze ans, âge révolutionnaire de l’adolescence.

    Quinze ans, l’envie de ne rien foutre de sa vie.

    Quinze ans, pourquoi on vit ?

    Quinze ans, sans Toi, est une immensité de larmes.

    A mes oreilles parvient le son d’une porte qu’on ouvre et qu’on referme, des bruits de pas et, surtout, l’électrocardiogramme qui semble s’éteindre doucement. Malgré mes yeux grands ouverts, je ne distingue rien. Qui est là ?

    Je sens une main sur la mienne. Ce n’est pas Davis…

    Je sens une larme rouler sur ma joue. Je pleure…

    Je sens mon cœur s’arrêter. Je meurs…

     

                La vie ne m’a pas beaucoup appris. Je n’ai pas eu le temps de grandir comme n’importe quel enfant et, surtout, je n’ai pas eu le temps de connaître les joies de l’existence. J’ai eu peur de profiter de mes jours, peur d’affronter le courroux de mes parents. En fait, en bon Lion qui se respecte, je n’ai été qu’un lâche. Et je n’ai jamais pu dire à Davis à quel point il comptait pour moi. Ses sourires, ses mots, son cœur… Je meurs en espérant le rejoindre, le rencontrer à nouveau et pouvoir connaître le bonheur d’être à nouveau réunis. Finalement, ma maladie, dont j’avais ignoré l’existence jusqu’à maintenant, est une bien belle échappatoire, aujourd’hui.

    Je remercie ma mère de m’avoir fait naître.

    Je remercie mon père d’avoir invité mon cousin aussi souvent.

    Je remercie ma Vie de m’avoir fait rencontrer Davis.


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  • Putain de puanteur. Les déchets s’amoncellent depuis des semaines sur le même sol. Notre terrain de jeu est presque enseveli sous les paquets vides de bière, les emballages de nourriture et les restes de certains repas copieux. Une chose est sûre : les chats de gouttière s’en donnent à cœur joie. Ici, c’est un ancien chantier en construction. Abandonné à la nature, on l’a réquisitionné mes potes et moi quand on était gosses. Seulement, alors que la pluie tombe averse et que les éclairs fendent le ciel, je suis seul et égaré. Je me suis posé sous une poutre qui faisait notre quartier général et, mains dans les poches, je repense avec culpabilité à ce qui m’a amené ici. Cet endroit est désert depuis bien longtemps. En fait, on n’y joue plus depuis des années. Nous avons dépassé l’âge des gendarmes et des voleurs depuis plus de dix ans. Nous sommes tous au lycée. Du moins, presque tous. J’ai redoublé et deux autres potes aussi. L’un d’eux, d’ailleurs, l’a fait exprès afin de rester avec nous.

    Et Ryan, lui, est à l’université. Enfoiré qu’il est. On s’était tous jurés de revenir aujourd’hui, ici, sur ce chantier ! Le dix octobre, treize heures trente. Et je suis seul. Bizarrement, en me levant ce matin, j’étais pratiquement sûr que personne ne s’en souviendrait. Alors ça ne m’étonne pas que, dans ce fouillis puant et cette boue, il n’y ai que moi. Un soupir traverse mes lèvres. Faire une promesse quand on a neuf ans, ça n’a jamais servi à rien. La preuve en ce jour pluvieux. A croire que Dieu, là-haut, est avec moi. Saloperie de Dieu…

     

    Un bruit de pas. Instinctivement, je me redresse, manquant de peu de me prendre cette foutue poutre en ferraille contre le crâne. Un mec en uniforme noir approche, démarche de riche et parapluie à la main. Franchement, il est trop bien habillé pour traîner dans le coin. J’aime pas ce genre de type, en plus. Ca se la pète  parce que ça a du fric. Affligeant et détestable. Mais sa tête me dit vaguement quelque chose… Des cheveux noirs, coupés un peu n’importe comment, des yeux marron… Le genre d’homme qu’on croise tous les jours, quoi. Seulement, lui, il a quelque chose de spécial. Et alors que je réfléchis en restant planté comme un con au milieu de la boue, il s’arrête devant moi, très proche afin de me mettre sous son parapluie. Une invention de merde, si vous voulez mon avis. Je préfère nettement être trempé de la tête aux pieds que de me balader avec ce fichu truc en main et me taper la honte.

    Il sourit.

    Ryan.

    L’universitaire.

    Putain, il est venu ! Moi qui pensais qu’il était en Angleterre, tranquille, pénard et bien au chaud, voilà qu’il se présente devant moi avec l’air chic et raffiné. D’ailleurs, c’est pas de l’eau de Cologne bon marché que je sens émaner de lui ? Allez, on s’en fout. Au moins un qui s’est souvenu de notre rendez-vous. Sans réfléchir, je lui présente ma main, en espérant ne pas avoir l’air trop gaga. Après toutes ces années, Ryan est devenu beau et élégant. Il ne doit sans doute pas passer inaperçu auprès des filles. A l’époque, il portait des lunettes rondes et était le plus timide de tous. Jamais il n’avait voulu faire un gendarme ou un voleur alors il s’amusait à jouer aux petites voitures pas très loin de nous. Comme quoi le plus petit devient le plus grand…

     

    Il finit par me serrer la main. Se souvient-il de moi ? Oui. Il prononce mon nom avec lenteur et tendresse. Bon sang, depuis quand un mec ne m’avait pas fait autant d’effets ?! Oui, oui, j’suis homosexuel, et alors. Ryan est vraiment devenu canon, ne mâchons pas nos mots. Et je ne peux quitter ses prunelles des yeux – elles brillent comme des milliers d’étoiles. Qu’est-ce que je raconte, moi ? Je suis loin du conte de fées, quand même. Allez, je lui lâche la main et regarde ma montre. Quinze heures. Est-ce que les autres vont venir ? C’est peu probable. Ils ont déjà deux heures de retard. A moins que ce ne soit moi qui me suis fixé une mauvaise heure dans la tête ! Ca m’arrivait souvent, à l’époque. Peut-être que ça n’a pas changé.

     

    Un ballon de basket entre en collision avec l’arrière de ma tête. AIE ! Le genre de truc qui fait bien mal. Je me retourne et découvre alors les quatre autres potes que j’attendais. Deux sont au lycée avec moi alors je passe directement aux deux autres. L’un est habillé en sportif. D’ailleurs, c’est lui qui recherche le ballon de basket. Enfoiré… C’était pas la peine de me balancer ta foutue balle dans le crâne ! L’autre, au contraire, semble relax. Le genre de mec qui bosse dans l’informatique, quoi. J’ai l’impression d’être le seul à ne pas avoir évolué. Je ne sais pas quoi faire de ma vie, dans quel domaine m’orienter.

    Dix-neuf ans, on est con.

    Dix-neuf ans, on trace encore l’adolescence.

    Dix-neuf ans, on court encore après les filles… Du moins, pour eux, très certainement.

    Dix-neuf ans, l’âge où on se pose encore une multitude de questions totalement futiles.

    Oui, je suis arrivé en avance. Thomas, le sportif, me le fait remarquer en riant. Au moins, je n’étais pas en retard. On est tous mouillés, sauf Ryan. D’ailleurs il essaie toujours de me couvrir de son stupide parapluie rouge et blanc – couleurs qui contrastent sérieusement avec le bleu marine de son uniforme scolaire. Je ne peux m’empêcher d’être surpris. A l’époque, personne ne se souciait de personne. Ils jouaient sans se poser de questions. Maintenant, Ryan semble s’inquiéter pour moi derrière son faux sourire. Bon sang, on en a du temps à rattraper.

     

    Tout se raconter, dévoiler les premiers pas dans la vie, les relations amoureuses… Je préfère garder mon homosexualité pour moi. Et alors que l’orage s’éloigne à grands pas et que la pluie se calme, Ryan, assis sur la même poutre que moi pour laisser le parapluie au-dessus de nos têtes, ne répond que par de vagues réponses aux questions qu’on lui pose. Que lui est-il donc arrivé pour qu’il soit aussi silencieux et renfermé ? Je ne peux pas m’empêcher de me questionner à son sujet. Et lorsqu’une quinte de toux anime soudain ses épaules, l’inquiétude nous ébranle mes potes et moi. Le sang. Du sang coule de sa bouche.

     

    Nous ne cherchons pas à comprendre. Nous avons tous le permis et l’emmenons à l’hôpital en prenant deux voitures. C’est moi qui roule pour l’emmener. Je tiens absolument à garder un œil sur lui pendant le trajet. Pour des retrouvailles, c’en sont. Après dix ans sans nouvelles, Ryan l’universitaire est emmené d’urgence à l’hosto. Les médecins accourent, ce qui nous fait angoisser encore plus. Mes mains sont moites, la sueur coule le long de mes tempes. J’ai la frousse, les pétoches. Voir Ryan dans cet état me fait un choc. En salle d’attente, on attend comme des cons, changeant sans cesse de place sans réussir à se calmer. Les nerfs sont à bloc, les cœurs battent à tout rompre. Dehors, un rayon de soleil traverse les nuages gris et un arc-en-ciel se crée. Les couleurs m’éblouissent. J’en regrette l’orage. Je déteste cette lourde atmosphère. Comme si Dieu, dans son humble connerie, décide de sourire en regardant la scène. Il n’y a rien de marrant ! Mes pas deviennent rapides. Je marche de long en large, animant encore plus les nerfs de mes compagnons. Finalement, je préfère arrêter cette foutue séance d’angoisse devant la fenêtre. La vitre est froide contre mon front. J’ai une folle envie de la briser. Un corbeau se pose sur la pelouse, un peu plus loin, et pousse son croassement rauque et maladif. Un mauvais pressentiment enserre mes entrailles. Mon estomac me fait mal, aussi mal que ces nerfs qui jouent sous mon crâne. Un hurlement se trouve dans ma gorge et ne demande qu’à sortir…

     

    Je n’ai pas le temps de me laisser aller. Un médecin nous convoque dans le couloir. Son air grave n’augure rien de bon. Mon pressentiment était donc vrai. La chair de mon cou devient raide, des frissons me parcourent le corps et les larmes emplissent déjà mon champ de vision. Mon corps tremble… Je mords ma lèvre afin de reprendre un peu de contenance. Lorsque le sang s’écoule le long de mon menton et que le médecin s’apprête à parler, mon cri sort tout seul, déchirant le pesant silence qui s’était installé dans le couloir. Mains sur les oreilles, je ne veux rien entendre… J’ai peur. Peur du résultat. Au fond, je connais déjà le verdict mais je n’arrive pas à l’assimiler avec la réalité. Quelque chose en moi s’est brisée. Et alors que je renifle comme un gamin, empoignant mes cheveux avec hargne, l’homme me prend par l’épaule et m’invite à le suivre. Sans cesser mes pleurs qui, pour le moment, ne sont pas encore fondés, il m’entraîne dans la chambre qui garde, entre ses murs, la tranquillité d’une âme disparue. Mon regard se pose sur le torse inerte de Ryan. Il ne respire plus… Son visage est figé, comme s’il n’était qu’une poupée de cire. Un spectacle que j’aurai préféré éviter, même si j’en ai besoin pour faire mon deuil.

     

    Après dix ans, la vie s’arrête nette pour l’un d’entre nous. D’après le médecin, il avait une maladie cardiaque depuis la naissance et pouvait mourir à tout moment. C’était un miracle, d’après lui, qu’il ai vécu aussi longtemps. Mes mains agrippent l’une de Ryan. La peau est encore tiède. La douleur me ronge les entrailles. Dur de se dire que n’importe qui peut mourir n’importe quand. Je n’arrive même plus à pleurer tellement j’ai mal. La Mort devrait être interdite pour ceux qui ne le méritent pas.

     

     

    Quelques jours sont passés. Dès l’aube, mes potes et moi on se retrouve dans le chantier. En silence, nous avons retiré toutes les merdes qui s’y étaient accumulées. Peut-être qu’on essaie de rendre hommage à Ryan. Nous souffrons tous en silence. Pas besoin de mots pour qu’on se comprenne. Dès qu’on s’assoit, on se colle tous l’un contre l’autre et demeurons silencieux, priant pour que notre ami défunt soit libre et en paix. Au bout du cinquième jour, j’ouvre à peine les yeux que quelque chose me frappe : je ne suis pas seul. Je me redresse sur mon lit et pose mon regard sur Ryan… Ryan, l’enfant timide à lunettes qu’il était autrefois. Il sourit dans ma direction, tendant une main vers moi. Est-ce que je rêve ? Ryan est là, comme s’il n’avait jamais disparu, comme si nous étions restés dans le passé de notre enfance. Ma main touche la sienne et une immense chaleur parcoure mon corps. Mon poids semble s’adoucir, mes vêtements sont devenus trop grands… Et voilà que je marche à côté de Lui en direction d’une lumière lointaine.

    Mes parents m’ont pleuré, ce jour-là. Mon corps a été trouvé sans vie dans mon lit vers onze heures du matin, poignets ouverts. Mes potes se sont présentés à l’enterrement, ont prié comme des dingues alors qu’ils ne sont même pas croyants. Une fille est venue sur ma tombe, un bouquet de fleurs à la main, en avouant des sentiments qui me paraissent bien éphémères, maintenant. D’ailleurs, je ne la connaissais pas. D’autres personnes viennent, chaque jour, vidant leur peine sur le marbre blanc où mon nom est gravé.

     

    Moi, je suis avec Ryan… Et nous avons neuf ans.


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